L'oeuvre de Diderot ne se résume pas au travail colossal de l'Encyclopédie, entreprise pourtant extraordinaire dans son projet comme dans ses proportions et qui est un peu la gloire du XVIIIème siècle, celui des Lumières. Diderot a en effet abordé tous les genres littéraires et s'est intéressé à tout, inventant le drame bourgeois et la critique esthétique dans ses Salons ; et quand il s'empare du roman, comme dans Jacques le fataliste et son maître, c'est pour repenser de manière très moderne à la fois l'écriture et la lecture. Il ne cessera pendant dix ans (1770-1780) d'écrire et réécrire ce récit constamment interrompu des aventures du valet Jacques et de son maître, qui mêle allègrement les considérations esthétiques (qu'est-ce qu'un roman ?), philosophiques (qu'est-ce que le fatalisme ?) et morales (peut-on juger les actions humaines ?). Au matin de la quatrième journée, Jacques a dû quitter son maître pour aller rechercher la montre et la bourse qu'il a oubliées lors de leur dernière étape, ce qui lui vaut quelques aventures, tandis que le maître s'est endormi sur le bord du chemin. Quand les deux hommes se retrouvent, c'est pour découvrir le vol du cheval du maître, puis reprendre à pied leur voyage, en même temps que leur conversation. Quel est le sens de cette nouvelle péripétie et comment Diderot la traite-t-il ? Il s'agit tout d'abord d'un récit enjoué, celui des retrouvailles à travers lesquelles se dessinent les portraits des deux protagonistes ; mais nous verrons ensuite que le récit se donne à lire comme un texte polymorphe et polyphonique, brouillant les attentes et mêlant les styles. Ainsi Diderot remet-il en question l'habitude de lecture, mais pas seulement : ce sont les autorités sociale et philosophique qui sont aussi contestées ici, dans l'esprit des Lumières.
I. Le récit enjoué des retrouvailles entre Jacques et son maître, deux personnages très différents
1) Un récit de retrouvailles alerte et comique
Des retrouvailles surprenantes et drôles : Jacques et son maître ont été séparés pour la 1ère fois ; les faire se retrouver permet de revenir au récit-cadre, constitué par les aventures des deux personnages (ici le vol du cheval et la poursuite à pied) et comprenant le récit des amours de Jacques, repris l.44 et surtout 53 : « J'en étais, je crois (...) ». (...)
[...] Son cheval le conduisait donc à toutes jambes vers son maître, qui s'était assoupi sur le bord du chemin, la bride de son cheval passée dans son bras, comme je vous l'ai dit. Alors le cheval tenait à la bride, mais lorsque Jacques arriva, la bride était restée à sa place, et le cheval n'y tenait plus. Un fripon s'était apparemment approché du dormeur, avait doucement coupé la bride et emmené l'animal. Au bruit du cheval de Jacques son maître se réveilla et son premier mot fut : Arrive, arrive, maroufle ! je te vais Là, il se mit à bâiller d'une aune[1]. [...]
[...] Il ne cessera pendant dix ans (1770-1780) d'écrire et réécrire ce récit constamment interrompu des aventures du valet Jacques et de son maître, qui mêle allègrement les considérations esthétiques (qu'est-ce qu'un roman philosophiques (qu'est-ce que le fatalisme et morales (peut-on juger les actions humaines Au matin de la quatrième journée, Jacques a dû quitter son maître pour aller rechercher la montre et la bourse qu'il a oubliées lors de leur dernière étape, ce qui lui vaut quelques aventures, tandis que le maître s'est endormi sur le bord du chemin. Quand les deux hommes se retrouvent, c'est pour découvrir le vol du cheval du maître, puis reprendre à pied leur voyage, en même temps que leur conversation. [...]
[...] Ayant à peine fini de redire le récit de ses aventures, Jacques doit se mettre à la suite du récit de ses amours : le lecteur lui aussi doit suivre les différents fils narratifs. On notera que pour le maître, son cheval lui-même peut devenir un auditeur, l.50-51 : mets- toi à la place de mon cheval ( ) si tu m'entendais m'écrier ; la délégation du récit entraîne ainsi toutes sortes d'auditeurs différents, et pour le moins imprévus Un brouillage générique : la diversité des genres littéraires - Deux brefs passages renvoient à la réflexion philosophique sur le fatalisme, indiquée par le titre, et suivant la mode de Candide ou l'optimisme (un prénom et un concept) : la 1ère phrase sur le destin, dite par le narrateur, et la conception plus concrète, en ce qu'elle s'appuie sur la métaphore du grand Rouleau, de Jacques aux lignes 26-27. [...]
[...] - Le rire comme outil de réflexion idéal : le comique omniprésent dans ce passage présente deux avantages d'importance : il raille l'esprit de sérieux mais donne tout autant à penser. Il remet en question la hiérarchie sociale, en prenant le maître comme cible, et il donne de la bonhommie à Jacques, le super-héros des aventures de Conches. Il évacue l'artifice des bienséances en abordant le sujet de l'amour vénal, et s'impose aux abstractions philosophiques auxquelles il donne une réalité plus proche. [...]
[...] Diderot préfère le réalisme de ces personnages plus humains et de leurs errances ; va de pair avec le réalisme l'aspect libertin ou licencieux du récit. Le vol du cheval n'est guère une péripétie glorieuse pour des héros, et le discours sur l'amour est singulièrement concret (répétition de l'association coucher payer - La réflexion sociale : la relation maître-valet : Les marques de la hiérarchie établie et séculaire entre maître et valet sont très discrètes : il n'y a guère que les pronoms vous et tu échangés aux l.41-42 (ils expriment le respect du valet envers son maître et la familiarité de ce dernier envers le premier), et les possessifs ma montre et ta bourse aux l.14 et 17 : c'est le valet qui doit gérer le quotidien du maître, avec l'argent que celui-ci lui donne car un maître ne s'abaisse pas à ces trivialités ; par ailleurs la montre que le maître passe son temps à consulter renvoie à son oisiveté et à un temps figé, celui de la féodalité et de la chevalerie, celui des privilèges aussi. [...]
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