Ce roman de Samuel Beckett apparaît comme le dernier d'une trilogie après Molloy et Malone meurt. Il est la suite du processus de désintégration qui s'opère progressivement dans les deux premiers romans, et sa fin. Publié durant l'après-guerre, en 1953, L'innommable marque aussi sans doute l'aboutissement de la négativité qui s'est développée, de façon plus générale, dans la littérature, avec la modernité. Cette négativité conduit l'œuvre aux limites de son genre.
Elle n'est pas simple déconstruction mais suscite l'invention de forme nouvelle, et nous propose par exemple, ici, un texte qui encore aujourd'hui peut susciter l'étonnement : de fait, l'extrait étudié correspond à une séquence typographique qui se situe au début de L'Innommable. Pour le caractériser, on peut dire que c'est un texte en prose à la première personne qu'il est cependant très difficile de rattacher à une catégorie ou un type habituel. En plus de son étrangeté, il est remarquable de par sa dimension fortement réflexive et repose entièrement sur un paradoxe : en effet, la voix qui s'adresse à nous ne peut s'empêcher de parler alors même qu'elle ne cesse d'éprouver l'impossibilité de parler. Comment ce texte dont le questionnement semble le situer au cœur du langage et de l'énonciation, cache finalement une portée métaphysique ?
[...] Beckett veut échapper à ces discours étrangers, qui viennent malgré lui peupler le sien. Il lutte contre ses propres mots qui renvoient inévitablement à un contexte antérieur ou à plusieurs et contiennent des intentions : j'ai peur de ce que mes mots vont faire de moi». Les mots sont chargés dont il faudrait pouvoir les délester pour exprimer le silence. On comprend donc cette volonté dans la forme même de rompre avec toute tradition littéraire. Néanmoins c'est un projet presque insensé et on entend inévitablement d'autres voix à travers celle de L'Innommable. [...]
[...] Le silence semble obséder Beckett. Il apparaît également dans ses pièces de théâtre. Dans En attendant Godot, par exemple, le mot silence est très souvent écrit pour marquer une pause longue entre les paroles d'une réplique, ou d'une réplique à l'autre. Ici, le mot n'est pas écrit mais on peut se demander comme on l'a fait lorsqu'on s'est interrogé sur ce titre, si ce n'est pas lui, l'innommable Au théâtre, ce silence est facile à faire entendre et devient très vite inévitable et oppressant pour les spectateurs qui ressentent le vide, l'attente. [...]
[...] Et Beckett ajoute : peu à peu, malgré ces handicaps, je saurai quelque chose. 4. L'expression d'une conscience Selon Benveniste, le sujet se construit dans le langage, et c'est sans doute le cas ici. Mais cette identité narrative dont parle Paul Ricœur, est à ce point flottante (allant jusqu'à se confondre au cours du roman avec des personnages différents) qu'elle illustre surtout le caractère discontinu du moi. Le constant dilemme sur lequel repose ce texte peut aussi être exprimé par les verbes pronominaux tels que se chercher se perdre se trouver qui de par leur aspect réfléchi, semblent opérer presque un dédoublement du sujet. [...]
[...] Ce mot à lui seul contient tout le paradoxe du livre, concentré particulièrement dans notre passage, puisque prononcer le mot innommable c'est dire une absence de mot adéquate. Ainsi cet innommable, c'est peut-être aussi ce vide, ce silence, cette absence, ce néant que Beckett cherche à exprimer. II. Un discours qui se prend comme objet 1. Progression Le texte progresse d'une façon étrange, en insistant d'ailleurs toujours sur cette progression, avec un narrateur qui nous fait part de sa difficulté à parler, de sa peur d'avancer. [...]
[...] Beckett réalise ici le programme d'écriture évoqué dès la première page de L'Innommable : comment procéder ? Par pure aporie ou bien par affirmations et négations infirmées au fur et à mesure Et même si Beckett déclare, par la suite qu'il ignore le sens du mot A remarquer, [ ] que je dis aporie sans savoir ce que cela veut dire. il semble pourtant savoir l'utiliser. C'est encore une trace d'ironie, sans doute, qu'on peut relever ici. Ce texte, dans lequel la négation vient systématiquement détruire toute affirmation, et dans lequel prennent place également de nombreuses interrogations, nous laisse perplexes. [...]
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