Don Juan, publié en 1812, souligne par son seul titre, l'ambition étendue d'E.T.A Hoffmann : la nouvelle se fait pendant l'opéra de Mozart, elle se fait création égale à Don Giovanni en portant le même intitulé. Dans sa courte nouvelle, Hoffmann fait le récit d'une double apparition : à la fois celle bien connue du Commandeur, venu enjoindre sans succès le séducteur à se repentir, mais aussi celle du personnage de Donna Anna, venue trouver le narrateur dans sa loge pour lui confier les secrets de l'opéra mozartien. Le personnage de musique pénètre dans l'univers papier et se joue de la frontière poreuse entre réel et surnaturel. C'est en effet l'atmosphère fantastique de sa nouvelle qui permet à l'auteur de mettre en avant sa passion pour le "divin chef-d'oeuvre" : le fantastique, c'est avant tout l'imagination, et, au contact de l'opéra, elle n'en est que plus exaltée, plus "enthousiaste". Se frayant un chemin entre instruments de musique et intrigues, réel et imaginaire, interprète et personnage, Hoffmann ambitionne de saisir toute l'oeuvre de Mozart, dans l'espace réduit de sa nouvelle, qu'il construit tout comme cette première en deux actes : le premier fait le récit d'une représentation d'opéra où son Excellence le narrateur se laisse emporter, et basculer, dans l'espace de la scène, par delà le rideau, au point de se heurter à l'apparition de Donna Anna ; le second rapporte l'expérience fantastique à son ami Théodore et supplie l'apparition de venir le trouver une dernière fois. L'une rivalise d'ingéniosité pour peindre avec des mots les turbulences musicales, l'autre cache derrière un récit exalté une solide conception de l'opéra comme ne pouvant être compris que par une âme de poète, capable d'y plonger. L'expérience fantastique, assurément, se fait métaphore active pour Hoffmann et c'est elle, accompagnée d'une solide connaissance et appréciation de l'opéra (le lecteur ne peut-être que poète lui-aussi...) qui met en branle tous les types de discours, passionné ou érudit, auquel l'auteur veut bien se prêter.
D'abord, Hoffmann fait de sa nouvelle un habile compte-rendu d'opéra. S'il épouse la carrière de critique, il conçoit son catalogo de morceaux musicaux comme un relevé nécessairement lacunaire, puisque le personnage est porté par l'émotion et non par l'avancée linéaire de l'intrigue. Il se perd par moment, s'abîme dans l'écoute, et en oublie de rapporter chaque événement. En cela, la nouvelle se détache d'un simple compte-rendu artistique et le narrateur ne salue jamais qu'une seule prestation, celle de Donna Anna, qui le capture par ses effluves et son pouvoir magnétique, tout comme Elvira reprend dans ses filets le séducteur lors de sa première entrée en scène. Hoffmann, ainsi, se fait commentateur passionné, narrateur enthousiaste et son discours-critique prend racine dans l'émotion (I). Don Juan est aussi le lieu d'un souci poussé de repenser, de théoriser l'opéra.
Certains motifs de la nouvelle métaphorisent des aspects du théâtre et permettent de réfléchir sur l'opéra tel que le conçoit l'auteur. Il n'est alors aucunement question d'offrir seulement un plaisant récit surnaturel ayant pour trame de fond un concert musical, mais plutôt d'intégrer l'oeuvre plus humble d'Hoffmann au morceau de bravoure de Mozart, pour en révéler les subtilités et, toujours, offrir matière à penser sur la pièce. L'univers fantastique est alors tout entier mobilisé pour faire état du rapport du spectateur à la pièce (II). Hoffmann, créateur, est poète lui-aussi et c'est pourquoi il prétend pouvoir effleurer l'essence du récit écrit par Da Ponte et accompagner le lecteur dans sa course (III) (...)
[...] Dès la scène d'ouverture en effet, le narrateur passe de l'autre côté du rideau, basculement favorisé, nous l'avons vu, par sa sensibilité hors du commun aux émotions des acteurs, sentiments auxquels il fait bien plus souvent référence qu'à leur jeu. Plusieurs indices, ainsi, préparent l'événement fantastique merveilleux 2. Jan HERMAN, Le Don Juan d'ETA Hoffmann et le frisson du fantastique dans la Revue belge de philologie et d'histoire, tome 76, fascicule pp 667-678 Fleur Hopkins . La critique artistique d'Hoffmann incident p 277). [...]
[...] S'il est permis de voir en Donna Anna une figure surnaturelle venant redoubler celle du Commandeur, il est aussi possible de voir comment elle permet au narrateur d'approfondir sa connaissance de l'opéra en ce qu'elle est un double savant : elle forma un sourire ironique et léger, dans lequel je cru voir se refléter ma figure stupide p 276. Cela expliquerait que le narrateur ne s'étonne pas de sa présence il ne me vint pas à la pensée de discuter la possibilité de sa double présence dans la salle et sur la scène mais au contraire l'accepte comme un moyen de pénétrer plus en avant dans la mécanique de cet opéra Tandis qu'elle me parlait de Don Juan et de son rôle, il me semblait que tous les trésors secrets de ce chef-d'œuvre s'ouvraient à moi, et que je pénétrais pour la première fois dans un monde étranger A la manière d'Hoffmann, qui révèle par l'écriture certains des traits saillants de Don Giovanni, le narrateur propose de renouveler l'exercice attentif de la vision qu'il a mobilisé tout au long de la représentation : l'entracte est prétexte à imaginer le personnage de Donna Anna dans son propre espace, la musique permettant de réunir scène et loge, et de la faire s'exprimer à présent seule, à l'image de supputations nombreuses que fait le narrateur et qui, toujours excèdent le texte. [...]
[...] La condamnation ne se fait pas attendre : aucun des assistants ne soupçonnait même l'intention profonde de l'opéra des opéras 279). C'est l'émotion de l'œuvre qui doit transporter le narrateur et c'est pourquoi il accepte de se heurter au gouffre et de faire de la représentation une expérience des limites : un sentiment indéfinissable, que je ne pourrais exprimer que par le chant, s'empare de moi p 283. Ainsi, cette première partie a mis en avant la dimension critique de la nouvelle. [...]
[...] Ce jeu de translation est permis en particulier par la connaissance étendue qu'Hoffmann a de l'opéra en question. Ainsi, les deux personnages sont fortement avinés pendant le récit : Don Giovanni est évoqué au travers de l'air Fin ch'han dal vino à la page 279 et le narrateur a bu du vin de Champagne, qui l'a assommé la veille de la représentation et se sert à nouveau du punch alors qu'il écrit à son ami Théodore. De manière plus intéressante encore, il dit être saisi à la page 274 et fait son apparition pendant le morceau d'Ouverture, que l'on sait utiliser les mêmes notes que le morceau de clôture, A cenar teco, qui marque, lui, la disparition du séducteur. [...]
[...] L'œil devient un serviteur actif de l'imagination, si l'on songe aux échanges de regards entre les deux personnages principaux de la nouvelle : Donna Anna, entièrement vêtue comme je l'avais vue sur le théâtre ; Comment se fait-il, madame,que je vous voie ici ? ; En parlant, l'expression de ses yeux, d'un bleu foncé, prenait plus de force, et chaque regard qui s'en échappait faisait battre toutes mes artères Cette dernière citation, de la page 277, intéresse tout particulièrement notre étude à plusieurs titres. [...]
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