Histoire de l'Etat providence - François Ewald
[...] Mais l'expérience devait montrer qu'en raison même de son libéralisme la réponse était insuffisante car elle laissait au droit tout ce qui relevait de interdit (qui protège la liberté) et donnait à la morale, c'est-à-dire à l'initiative individuelle, tout ce qui touchait à la protection, à la prévoyance et au secours. Mais comme on le sait, ce partage devait achopper sur la question de obligation : pouvait-on obliger les ouvriers être prévoyants c'est-à-dire à épargner et à cotiser aux différentes mutuelles ou caisses de secours ? et, d'autre part, qui devait gérer ces différentes institutions ? les intéressés, les patrons ou des organismes spécialisés dans l'assurance ? L'avenir était là, avec la sécurité due à la division des risques comme à la spécialisation des institutions. [...]
[...] C'est alors qu'il découvre la loi d'avril 1898, fruit d'un siècle de débats juridiques et philosophiques et de vingt ans de discussions parlementaires. Cette lenteur s'explique moins par une quelconque mauvaise volonté de puissants, cherchant è conserver des soi-disant privilèges, que par l'ampleur du bouleversement de la rationalité juridique qui é transformé l'accident, jusque-là cause de grèves, conflits et procès sans fin, en source d'apaisement social puisque grâce une réparation organisée d'avance, le dommage pouvait devenir créateur de capital. En laissant de côté la lenteur un débat parlementaire qui renvoie autant la mauvaise marche du système politique qu'aux difficultés proprement juridiques d'un problème que résolvait dans le même moment, et selon les mêmes lignes, l'Allemagne de Bismarck, il faut admettre avec Ewald que cette nouvelle façon de voir renverse bien des lieux communs. [...]
[...] Utilisant la technique de l'assurance inventée pour le fret maritime, le seul profit sans travail autorisé par l'Eglise catholique, l'Etat- Providence a fini par créer ce maximum de liberté et de sécurité qu'au travers de moyens divers les hommes avaient toujours cherché. Fondé sur le calcul des probabilités et les notions nouvelles de moyennes et de normes, l'Etat-Providence est celui qui, à côté des obligations traditionnelles de souveraineté, permet cette espèce de socialisation du risque et du malheur qu'on appelle la solidarité. Mais grâce à ce principe fondamental de l'assurance qu'est la division des risques et la spécialisation des institutions les gérant, cette solidarité est exercée selon une modalité qui est restée libérale. Et ceci est le vrai chef-d'oeuvre de l'Etat-Providence. [...]
[...] La crise que l'Etat-Providence connaît aujourd'hui est donc moins une crise financière qu'une crise philosophique : puisque le droit à la vie a remplacé la liberté individuelle comme critère fondamental de jugement, c'est à la philosophie (et à la politique qui la met en pratique) qu'il faut demander les nouvelles définitions d'un vouloir vivre ensemble respectueux des principes fondamentaux du droit qui définit désormais les sociétés qui se veulent démocratiques libérales. La découverte de la soumission des destins individuels aux lois générales du calcul des probabilités était un défi pour la pensée libérale traditionnelle, mais une fois dominé le détour par les mathématiques qu'il implique, il est rafraîchissant de voir que c'est quand même au libre arbitre des hommes qu'en dernière analyse sera soumis l'avenir de cet Etat-Providence, dont le génie propre aura été d'utiliser la technologie de assurance pour investir un imaginaire social qui par la suite irait inscrire dans la longue suite des espoirs successifs de humanité . [...]
[...] Alors de quoi s'agit-il ? De la lente transformation, sous la poussée des besoins de la société industrielle, de la pensée libérale du Code civil qui a échangé une philosophie de la responsabilité individuelle contre un droit nouveau, le droit social, qui, d'après Duguit et Hauriou, s'applique à penser moins en termes de causalité qu'en termes d'équité. Ceci conduira à une conception entièrement neuve des rapports sociaux en particulier de attitude devant ce malheur imprévisible - mais non imprévu - qu'est l'accident du travail. [...]
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