Guillaume Apollinaire a été un immense poète alors même que sa vie était un désastre : il alla d'échec en rupture amoureuse et fut blessé grièvement par un éclat d'obus reçu à la tête pendant le combat, sans jamais pouvoir guérir. Ce poème rapproche ces deux souffrances dans un parallèle qui suscite l'image synthétique d'une guerre amoureuse. Sa forme libre, mais versifiée, mêle le discours et le récit, une anecdote et une morale, et fait référence au genre du conte et de la fable comme à celui de l'élégie. Mais son originalité majeure est d'éclipser la violence de la guerre derrière celle de l'infidélité amoureuse. Nous verrons, dans un premier temps, comment le poète plante le contexte réaliste de la « sale guerre », la vraie guerre, celle de 14-18. Puis nous montrerons qu'il le confronte au monde poétisé de l'amour. Enfin, nous analyserons la leçon que le poète tire pour lui-même et pour les autres hommes de sa guerre amoureuse et poétique.
Le poème se place d'emblée dans le contexte réaliste de la guerre mais procède de manière allusive. En effet, les dénotations sont peu nombreuses et concentrées au début et à la fin du texte. De plus, elles restent générales. Tout d'abord, les armes sont évoquées dans les première et dernière strophes, avec les termes « canons » et « obus ». Pour que le terme de « guerre » apparaisse, il faut attendre la dernière strophe et l'expression courante de « partir à la guerre », utilisée une seule fois.
Pourtant, sont évoquées de nombreuses réalités qui connotent la guerre : ainsi, « la forêt sans oiseaux » témoigne du vacarme des armes à feu et renvoie à l'image de la mort. Cette nature sans vie est d'ailleurs située temporellement dans le « crépuscule » (v.21) et « le petit jour si froid » (v.8). De même, la présence solidaire de « neuf coeurs d'hommes » qui « palpitent » à l'unisson (v.2) rappelle le caractère exclusivement masculin des soldats, tout en soulignant le sentiment qui les rapproche: « l'espoir » de survivre. Le verbe palpiter évoque aussi la peur naturelle dans ce contexte. Le verbe gémir ainsi que l'évocation, à plusieurs reprises, de la souffrance et de la mort nous ramènent encore à la guerre. De plus, le début du texte ressemble à la lettre d'un soldat au front pour sa fiancée qui l'attend au pays : « Je t'écris, ô mon Lou... » Ce dernier trait est d'ailleurs un des rares indices indirects qui nous font penser à la guerre de 14-18 plutôt qu'à une autre. En effet, il y eut, pour soutenir le moral des troupes, des marraines de guerre qui entretenaient une correspondance avec les soldats, leur envoyaient des colis, nouaient parfois des liens plus intimes avec eux. De même, le lieu mentionné : « la hutte en roseaux » évoque une guerre d'affût, une guerre d'usure comme le fut la guerre des tranchées.
[...] [La leçon à tirer de la souffrance] En exhibant, cette souffrance, Apollinaire ne recherche pas la compassion de ses contemporains, mais semble plutôt vouloir les avertir. Il apparaît, dans la dernière strophe du poème, un vers en forme de maxime qui propose explicitement une morale à cette fable : Voulez-vous être aimé n'aimez pas croyez-moi (v.6). On peut déjà remarquer sa brièveté, les marques du discours injonctif qui prend à parti un interlocuteur universel (impératif, première personne du singulier, deuxième personne du pluriel). [...]
[...] Enfin, le rapprochement avec la Bohème où vit le poète (v.5) nous invite à placer la forêt sans oiseaux où se déroulent les combats près de l'Allemagne, puissance en guerre contre la France en 1914. Même si de nombreux éléments réalistes sont présents, c'est la date d'écriture donnée par Apollinaire lui-même à la fin du texte ainsi que notre connaissance de sa vie qui permettent d'établir avec certitude de quelle guerre il s'agit. Le but du poète est donc d'évoquer la réalité de la guerre en général et non une guerre réelle en particulier. [...]
[...] En rester à cette morale explicite serait donc faire peu de cas des indices personnels qui dominent largement le poème. On ne peut, en effet, se laisser abuser par l'apparente généralisation que suggère la mise à distance de la narration. L'illusion de la fiction est d'ailleurs volontairement battue en brèche par le mélange systématique du conte et de la réalité, du récit et du discours, nous l'avons vu. C'est donc une leçon d'ordre personnel qu'exprime Apollinaire, une leçon qui n'est valable que pour les poètes comme lui . [...]
[...] Pour bien comprendre le sens du poème, il faut s'interroger sur la spécificité du poète. Il est présenté comme un être hypersensible : qui sanglotait d'amour puis chantait au soleil un être crédule pris dans ses contradictions : il ne la crut pas et sourit tristement outre la mélancolie du poète, ce vers souligne encore le singulier mélange de sentiments en lui entre la crédulité et la défiance, le sourire et les larmes. De fait, il semble une victime idéale pour la comtesse Alouette et ses caprices, car il est prédisposé à l'amour et à la souffrance. [...]
[...] Le poète, auteur du texte adressé à Lou, ressemble par son amour et sa chanson au poète du conte. Le poète du conte gazouill[e] alors que le sujet de l'énonciation écri[vait] une forêt sans oiseaux et sans gazouillement. Les deux référents se répondent donc de manière symétrique et parfois contradictoire, du fait de la progression narrative présente de manière incohérente dans le récit fait au passé et absente dans le discours au présent de l'énonciation. De plus, on retrouve dans la structure même du poème cette volonté de représenter les deux univers comme indissociables, les deux réalités, celle de la fiction et celle du réel, comme fusionnées. [...]
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