C'est l'après-midi de la Fête de la Pentecôte que la nouvelle de la mort de Charles IX gagna rapidement l'étranger. Pour son successeur la journée se faisait douce, marquée inévitablement par différentes observances pieuses et autres ; et c'est le dimanche de Pentecôte après-midi que des Parisiens curieux eurent l'opportunité d'écouter celui qui, comme s'il avait une nouvelle version à proposer de l'événement sacré alors commémoré, avait beaucoup à dire concernant l'Esprit ; par-dessus tout, de la liberté, de l'indépendance de son fonctionnement. L'orateur, bien qu'on ait compris qu'il était un frère de l'Ordre de Saint-Dominique, n'avait pas été présent à la messe, la messe habituelle de l'université, De Spiritu Sancto, dite aujourd'hui selon le cours naturel de la saison dans la chapelle de la Sorbonne, par l'évêque italien de Paris. C'était alors le règne des Italiens. Une Italie en France, doublement raffinée, légèrement morbide, vaguement couleur de cendre, plus italienne encore. Les hommes de naissance italienne, « à la grande suspicion des gens simples, » évoluaient dans Paris, déjà « plus volages, moins constants que la girouette sur sa flèche, » et c'était l'amour des manières italiennes qui avait amené ici roi et courtisans aujourd'hui, avec grand éclat, comme ils disaient, frisés et amidonnés, parés des plus belles tenues du moment, minutieusement choisies, ce qui mettait l'université dans un contexte de pression peut-être pas immérité ; car l'orateur annoncé, dont on avait fait des gorges chaudes, et pas seulement dans le Quartier Latin, venait d'Italie. Dans une époque où toutes les choses qui comptaient le plus pour les Parisiens devaient être italiennes, il pouvait y avoir une certaine attention pour la philosophie italienne.
[...] Y avait-il une place pour l'imperfection dans un monde à l'intérieur duquel le plus minuscule atome, la plus légère pensée ne pourraient pas échapper à la présence de Dieu ? Qui devrait relever le crime, le péché, la faute, dans l'opération de cet esprit éternel qui n'a pu engendrer aucune naissance difforme ? Dans la mesure où l'homme s'est élevé jusqu'à l'étude plus ample de l'œuvre divine autour de lui, dans cette mesure précise la notion de mal avait disparu. [...]
[...] L'horrible spectacle de l'univers matériel sans fin, de la poussière infinie, en vérité, si étoilée qu'elle puisse paraître à nos yeux terrestres cette perspective dont l'âme fidèle de Pascal eut tant de mal à se détacher induisit seulement chez Bruno la délicieuse conscience d'une parenté élargie et d'une sympathie, puisque chacun de ces mondes infinis devait avoir ses habitants sympathiques. Les scrupules de la conscience, s'il n'en ressentit jamais, pouvaient aisément s'écarter devant l'excellence d'un tel savoir. Fermer les yeux, ceux du corps comme de l'esprit, serait une sorte de sombre ingratitude ; le péché, de croire directement ou indirectement dans une matière absolument morte, où que ce soit, par le déni de l'esprit qui l'habite ? Un esprit libre, certainement, tout comme autrefois ! [...]
[...] Si tu avales une chose mortelle, elle ne te fera pas de mal ! Et je pense que moi, aussi, j'ai l'esprit de Dieu. Bruno, le citoyen du monde, Bruno à Paris, prenait soin de mettre en garde le vulgaire contre l'application des décisions de la philosophie au-delà de ses propres limites spéculatives. Mais une sorte d'esprit de secret, une atmosphère ambiguë, renfermée, depuis le début, comme l'orateur et la doctrine ; et dans ce monde de caractères fluctuants et ambigus, sans doute l'esprit le plus alerte, s'interrogeant sur ce nouveau règne de l'esprit ce qu'il pourrait véritablement être ne pourrait-il pas manquer de trouver dans les théories de Bruno une méthode pour transformer le poison en nourriture, pour vivre et prospérer là-dessus ; un art, sûrement, pas moins opportun dans le Paris de cette heure, intellectuellement ou moralement, que s'il s'apparentait à un poison physique. [...]
[...] Mais la terre elle-même, qui semblait jusqu'alors le centre privilégié d'un univers très limité, n'était après tout elle-même qu'un atome dans un monde infini d'espace étoilé, tout récemment ouverte à l'intelligence ingénieuse que le télescope allait un jour vérifier de visu. Car si Bruno doit nécessairement regarder vers l'avenir, pour Bacon, pour une adéquate connaissance de la terre l'infiniment petit il regardait vers le passé, avec reconnaissance, vers un autre esprit audacieux qui avait déjà remis la terre à sa modeste place, et ouvert une pleine vue sur les cieux. Si Dieu est éternel, alors l'univers est infini et les mondes innombrables. Oui ! [...]
[...] Le service, le sacrifice, qu'il est prêt à apporter dans la grande lumière qui vient de se lever pour lui, qui occupent entièrement sa conscience avec le sens des responsabilités qui lui incombent, sont ceux des jours et des nuits passés dans la ferveur de l'étude, dans l'énonciation complète et désintéressée des pensées qui se lèvent en lui, quels que soient les risques, au prix, disons-le ! du martyre. Le travail de l'Esprit divin, tel qu'il le conçoit et l'exalte, l'enivre, jusqu'à ce que l'approche scientifique semble prendre la place de la prière, du sacrifice, de la communion. Ce serait une erreur, considère-t-il, d'attribuer à l'âme humaine des capacités simplement passives ou réceptives. [...]
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