La troisième longue tirade de Hamm – qui couvre l'ensemble de notre texte d'étude – voit la première incursion de la fiction de type romanesque dans l'espace dramatique de Fin de partie : jusque-là les actants sur scène se contentaient en effet de dialoguer, de parler d'eux-mêmes et de commenter ce qui était en train de se passer ; or très rapidement, au fur et à mesure que la tirade de Hamm progresse, le discours du personnage bascule dans la fiction, les évènements qu'il raconte n'ayant en effet plus grand-chose à voir avec les données de l'espace dramatique.
Hamm se met donc à raconter une histoire, et l'on peut même aller jusqu'à parler de roman, d'abord parce que c'est par ce terme que Hamm désigne sa fiction une dizaine de pages plus loin (« Ah tu veux dire mon roman ? », p 78), ensuite parce que, au terme de sa tirade, en même temps qu'il confie à Clov et à Nagg qu'il a presque épuisé son sujet, il juge cependant possible de renouveler celui-ci en y ajoutant de nouveaux personnages.
[...] Pour ce qui du réalisme qui implique souvent dans les romans traditionnels l'utilisation de termes techniques très précis (dans la première partie d'Illusions perdues Balzac reprend par exemple le jargon de l'imprimerie), Beckett se paye la tête de cet usage en inventant des noms d'appareils scientifiques : Hygromètre Héliomètre 69). Parallèlement, Beckett invente aussi un objet saugrenu : une pipe ( ) en magnésite 69. La magnésite étant une substance chimique impropre à la fabrication d'objets manufacturés). Toujours en matière de réalisme, Beckett tourne en dérision le souci de précision que certains romanciers ont accordé avant lui à toutes sortes de détails superflus : le temps qu'il fait Il faisait ce jour-là, je m'en souviens, un froid extraordinairement vif, zéro au thermomètre. [...]
[...] Mais à ce stade de sa tirade Hamm se ressaisit rapidement et parvient enfin à commencer son histoire ; or quel intérêt présente celle-ci ? II. La fiction (de L'homme s'approcha à Où les chercher Ce que ce fragment de roman a de remarquable, c'est qu'il ne s'agit pas d'une fiction qui serait débarrassée de la présence de son auteur (comme dans la majorité des romans français du XIXe siècle où l'invisibilité du narrateur omniscient et plus encore de l'écrivain était de règle). [...]
[...] L'indétermination pèse aussi sur l'emploi des pronoms. Lorsqu'en effet Hamm dit : Nous sommes cassés le lecteur hésite entre un nous de majesté (qui ne renverrait qu'à Hamm) et un nous qui renverrait à plusieurs personnes en même temps (dont Hamm, bien entendu) explication plausible dans le sens où dans ce groupe de mots Hamm peut faire référence aussi bien à lui, qui est pour l'instant dans l'impossibilité de commencer son histoire (et qui est paralysé des deux jambes qu'à Nagg, Nell et Clov : Nagg et Nell étant culs de jattes, donc cassés et Clov ayant de plus en plus de mal à marcher (en même temps qu'il est dans l'impossibilité de s'asseoir), donc étant cassé lui aussi. [...]
[...] (Un temps.) Mais où les trouver ? (Un temps.) Où les chercher ? pp 72- 73). Cette histoire racontée par Hamm peut d'autant plus être considérée comme un fragment de roman si l'on met en relation l'actant de Fin de partie avec le personnage majeur du roman de Beckett intitulé L'Innommable (œuvre antérieure à la pièce de théâtre ; elle a été écrite en 1949 et publiée à Paris en 1953). Il existe en effet des ressemblances tout à fait troublantes entre ce personnage de L'Innommable qui, assis sur un trône au milieu d'un trou noir, entame un long monologue tout en mettant en scène d'autres personnages (dont l'un d'eux, réduit à un simple tronc et à une tête, est emprisonné dans une jarre), et Hamm qui, immobilisé sur une chaise roulante du fait de sa paralysie des deux jambes, et entouré par deux culs-de-jatte enfermés dans des poubelles, se trouve dans un endroit qui peut faire penser à un trou noir, dans le sens où il se réclame par sa quasi-absence de lumière Lumière grisâtre à l'intérieur, noir clair à l'extérieur) et où à bien des égards le Temps subit des distorsions, soit qu'il se soit arrêté de couler, soit qu'il passe avec une infinie lenteur. [...]
[...] Déclaration presque immédiatement contredite par une autre : Il faisait ce jour-là, je me rappelle, un soleil vraiment splendide, cinquante à l'héliomètre toujours p 69). Les détails portant sur le vent apparaissent quant à eux assez loufoques : Il faisait ce jour- là, je m'en souviens, un vent cinglant, cent à l'anémomètre. Il arrachait les pins morts et les emportait au loin. 70) On le voit, Beckett s'oppose en définitive à toute une mouvance de romanciers qui jugent utile d'émailler leurs intrigues de toutes sortes de repères précis et futiles : temps qu'il fait, heure Il se situe par ailleurs dans le sillage de Paul Valéry qui dans les années 1920 avait déjà raillé ce style de précisions en inventant la formule fameuse : La marquise sortit à cinq heures. [...]
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