La découverte présente de la femme noire se fait à la fin de l'adolescence et au début de l'âge adulte, comme le signale la métaphore temporelle « au coeur de l'Été et de Midi » (v.4). Cette métaphore peut aussi avoir un sens spatial et renvoyer à l'Afrique, comme si l'auteur, après une longue absence depuis l'enfance, retournait dans son pays et prenait soudain conscience de la beauté de la femme noire : le récit prendrait ici un tant soit peu un caractère autobiographique et pourrait renvoyer au retour au pays natal de l'étudiant parisien, qui, parti du Sénégal à 22 ans en 1928, ne retourna en Afrique qu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, c'est-à-dire précisément au moment de l'écriture des Chants d'ombre, qui retraceraient donc cette redécouverte de l'Afrique (...)
[...] Le titre du recueil, Chants d'ombre, dévoile ainsi sa richesse : dans ce poème comme dans cette œuvre, Senghor célèbre la femme qui chante (c'est le chant de l'ombre complément du nom), et aussi la négritude (c'est le chant au sujet de, à propos de l'ombre) et il écrit aussi grâce à l'Afrique et aux Africains (c'est le chant à partir de l'ombre complément marquant l'origine du chant). C'est en effet la voix grave de contralto de la femme dont le poète se fait ici l'écho. Senghor pousse donc son éloge de la femme noire jusqu'à la hausser au niveau des muses de la poésie. Pour autant, il ne minimise pas son rôle de poète. C. [...]
[...] La notion de négritude avait en effet été créée dans le cercle de la revue L'Étudiant noir, fondée à Paris avec Césaire en 1934. Dans le poème Femme noire extrait du recueil Chants d'ombre (1945), Senghor évoque la femme noire, dont le statut est doublement problématique : en tant que noire, elle subit dans l'univers colonial la même dévalorisation que l'homme noir et, en tant que femme, elle a à faire face à l'hégémonie masculine. Problématique de lecture : comment et pourquoi le poète mêle-t-il l'éloge de la femme noire et de la terre africaine ? I. [...]
[...] De manière significative, ce poème s'achève donc sur l'éloge des pouvoirs de la poésie et du poète : la poésie est cet antidestin dont parle Malraux, ce gage d'éternité. La mise en valeur du tu de la femme ne le cède en rien à celle du je du poète, et le vers 17, qui prétend fièrement fixe[r] la forme de la femme noire dans l'Éternel attribue même une fonction quasi divine au poète : il devient en effet l'égal de la divinité dans la mesure où il donne une vie à ce qui est mort. [...]
[...] Par l'adjectif de la métaphore Savane aux horizons purs il attribue même au noir une pureté et une virginité, que connote traditionnellement la couleur blanche en Occident. Senghor insiste en outre sur la beauté de la peau noire, liée à la lumière et à l'éclat : les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau (v.13) et il parle des yeux (v.15) pourtant sombres de la femme noire comme de soleils qui apaisent l'angoisse du poète. Il parvient donc à faire de femme noire une invocation laudative et, grâce à l'éloge de la femme noire à travers tout le poème, à connoter positivement les adjectifs obscure (v.6, v.11), sombre (associé à extases au v.7) ou calciné juxtaposé de manière positive ici à l'adjectif haut Les connotations négatives de termes comme obscures qui peut suggérer l'occultation dont les noirs ont fait l'objet, ou l'anonymat, le désintérêt, voire le mépris dont ils ont pu être victimes sont neutralisées par l'ensemble des procédés mélioratifs du poème. [...]
[...] Pour ce faire, Senghor opère, comme Baudelaire et maints poètes modernes, un éloge paradoxal : il part d'une réalité jugée à l'époque négativement, en l'occurrence le corps de la femme noire, et en chante la beauté de manière universelle. Conformément au titre du recueil (Chants d'ombre), il s'agit bien ici de célébrer la négritude et donc, moins directement toutefois qu'Aimé Césaire dans son essai intitulé Discours sur le colonialisme (1950), de légitimer implicitement voire de provoquer les mouvements de rébellion à l'égard des colons européens, lesquels considèrent pour leur part souvent les colonisés comme inférieurs et comme une matière première au service des blancs, où, à tout le moins, une main d'œuvre à bon marché. [...]
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