Simone de Beauvoir, écrivain, Marquis de Sade, féminisme, libertinage, patriarcat, moraliste, femme, corps, Le Deuxième sexe, homme, identité de genre, société, morale, éthique, Pour une morale de l'ambiguïté, pensée de droite
Cet article examine la lecture que Simone de Beauvoir fait de l'écrivain et libertin du XVIIIe siècle, le Marquis de Sade, dans son essai "Faut-il brûler Sade ?" ; un texte difficile et déconcertant, tant en termes purement linguistiques que philosophiques. En particulier, l'insistance de Beauvoir sur le fait que Sade est un "grand moraliste" semble difficile à concilier avec l'accent qu'elle met, dans Pour une morale de l'ambiguïté, sur l'interdépendance des êtres humains et son exhortation à promouvoir la liberté des autres. Si les chercheurs précédents se sont penchés sur les implications éthico-politiques de l'essai de Beauvoir, ils ont insisté sur le fait que l'ambiguïté si fondamentale dans sa philosophie est niée par le héros sadien, et que l'Autre ne peut jamais être atteint dans son système. Dans cet essai, je soutiens que Sade apparaît paradoxalement comme un modèle éthique dans le texte de Beauvoir : en tant qu'écrivain, il assume l'extrême ambiguïté de la condition humaine. De plus, Sade révèle le potentiel de la sexualité, si elle est explorée dans une forme d'érotisme qui transgresse largement les comportements construits comme normaux : ses écrits ouvrent de nouvelles formes d'existence, où, contrairement aux idées dominantes, la liberté sexuelle de la femme est revendiquée comme égale à celle de l'homme, où les genres sont instables et l'hétérosexualité n'est plus la norme. La fascination de Beauvoir pour Sade dans cet essai peut être liée à l'asymétrie apparemment insoluble de la relation entre les hommes et les femmes dans Le Deuxième Sexe : dans ses écrits se révèle le potentiel de la sexualité à subvertir aux normes et aux mystifications patriarcales, et peut-être, à la fin, au genre lui-même.
[...] En un sens, c'est à travers ses défauts que Sade révèle notre dépendance ontologique à l'égard de l'autre. Butler écrit que la « conduite » de Sade révèle également - et c'est pour elle la « question éthique » de Beauvoir - quelque chose d'important sur « la manière dont nous pourrions parvenir à connaître toute la gamme des possibilités humaines ». Cette remarque plutôt énigmatique n'est pas développée par Butler, mais peut être mise en relation avec l'un des passages les plus intéressants du livre de Bergoffen, qui suggère que Sade, en déstabilisant l'ordre symbolique par ses écrits, « est peut-être plus radical et plus perspicace que Beauvoir. [...]
[...] Il faut ici revenir à l'argument de Pour une morale de l'ambiguïté. Alors que le fondement de l'assujettissement des femmes était décrit dans Le Deuxième sexe comme notre tendance à fuir l'ambiguïté de notre condition, en nous identifiant, ou en nous trouvant identifiées, soit à la pure transcendance, soit à la pure immanence, cette idée était formulée dans l'essai précédent en termes d'ambiguïté du sens et des valeurs. Confrontés à notre liberté, nous pouvons soit tenter d'échapper à l'angoisse qu'elle provoque, en nous perdant dans le monde, soit prendre sur nous que nous sommes libres, et que le sens de notre existence doit sans cesse être conquis. [...]
[...] Il convient de mentionner dans ce contexte que l'éthique existentialiste dont Beauvoir donne les grandes lignes dans Pour une morale de l'ambiguïté n'est pas tant normative qu'une Grundlegung ou un fondement de la morale : elle élabore les présupposés ontologiques de la possibilité même d'une éthique. Dans ce contexte, il est clair que les remarques de Beauvoir sur Sade concernent le rapport de ses idées à la compréhension des conditions ontologiques de l'existence humaine, comme nous l'avons vu précédemment. En d'autres termes, en examinant des formes d'érotisme qui transgressent largement les normes de la société, ses œuvres révèlent le rôle profondément existentiel de la sexualité ainsi que ses possibilités politiques. [...]
[...] C'est précisément dans l'écriture qu'il a assumé sa sexualité déviante et l'a transformée en une éthique. Un exemple de cette transformation se trouve dans la propension de Sade à la coprophilie, le besoin de la laideur et de la saleté, de la vilénie : « La beauté est trop simple » pour Sade, nous la saisissons par l'intellect et pouvons paisiblement rester dans notre conscience séparée ; la vilénie au contraire oblige l'individu à assumer sa charnalité : . l'homme qui a commerce avec l'ordure, comme celui qui blesse ou est blessé, se réalise comme chair ; c'est dans sa misère et son humiliation que la chair devient un abîme où l'esprit s'engouffre et où les individus séparés se rejoignent. [...]
[...] Pour un jeune homme, le trouble de la sexualité est une source de fierté, alors que la jeune fille a honte et cache ces sensations, au point d'aliéner sa propre chair. Pour la femme, il s'agit donc d'une entrave à sa subjectivité. Une image vivante de la naissance du trouble, lors du passage de l'enfance à l'adolescence, est le Blé en herbe de Colette (1923), censuré à l'époque, qui est l'une des œuvres littéraires sur lesquelles Beauvoir revient dans Le Deuxième sexe. [...]
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