Autour de la simple question de savoir si Louise quittera son mari et si Marie, la vieille parente agonisante, va mourir, L'Herbe de Claude Simon propose une narration bousculée, comme une plongée dans le chaos de la conscience des personnages, du temps et de la nature. Après que Louise ait rapporté à son amant les paroles de Sabine et la dispute avec son mari, nous avons une nouvelle rupture dans le récit, Louise dans la contemplation désordonnée de la nature, s'interrogeant sur la mort de la vieille femme, contemplant ses objets.
Au sein de ce passage, un discours à la troisième personne focalisé sur Louise s'attache à une multitude d'interrogations : sur la mort et sur la vie, dans un premier paragraphe ; puis sur la signification des objets de la vieille dame, enfin son esprit s'attarde sur les processus de mutation de la nature extérieure. Un discours intérieur donc existentiel, fait par une narration éclatée, incohérente en apparence, en tout cas en-dehors des codes traditionnels du récit (à savoir progression, chronologie, linéarité). Pourtant, l'on ne peut exclure que la démarche de Simon relève d'une volonté d'un « réalisme » qui tente de restituer le langage intérieur, celui des flux de la conscience. Comment, par des moyens qui semblent constituer des paradoxes entre eux, Claude Simon fait-il se lier réalisme des « mots intérieurs » et besoin de représentation du langage ?
[...] La neurologie contemporaine a même consacré des études sur l'écriture de Claude Simon, montrant que l'étude des mécanismes neurologiques rejoint souvent les mécanismes d'écriture du souvenir de Claude Simon. Cependant, cette grille de lecture réaliste peut s'avérer être limitée, et il ne faut pas non plus négliger la force thématique de l'oeuvre. De même, le passage se joue également sur une tension très forte entre dynamique de la pensée, pouvoir des mots, et à l'inverse volonté d'ordre et de continuité. [...]
[...] Cette syntaxe morcelée, interrompue, affaiblit les rapports de causalité. Cet éclatement syntaxique produit un effet similaire que celui produit par les nombreuses parenthèses, les éléments introduits par des tirets. Alors que le mot vie apparait, une longue parenthèse développe cette idée abstraite, rejetant plus loin dans le texte la vie comme sujet, devenu objet lors de cette parenthèse. La logique digressive est omniprésente, et joue un rôle crucial dans le dejouement de la linéarité : elle ouvre le passage à un autre niveau de la narration, ou à une autre image ; dans le cas présent, cette parenthèse ouvre la voie a un déploiement d'images de ce qu'est cette vie, élément capital puisque lorsqu'il redevient sujet, c'est pour être évoqué dans son absence et sa destruction. [...]
[...] Les éléments de la nature décrits se lient les uns aux autres, donnant l'idée d'un cycle naturel se déployant sans cesse et dont le mouvement est continu: l'orage bu par la terre, donnant à son tour des fruits, qui à leur tour pourrissent, etc. Ce mouvement est appuyé par l'abondance de participes présents l'entrainant, l'emportant qui réitèrent ce mouvement continuel mais non linéaire, le temps utilisé figeant le temps en tant que point temporel précis. Cette manière de décrire se situe pleinement dans une corrélation à l'attitude du peintre, qui trace sur le papier sans lever la main. Mais le mouvement de retour d'images est également présent, d'abord aussitôt épongés le trouant d'ombres transparentes tout comme le peintre repasse certains points. [...]
[...] Encore une fois, au-delà du renforcement de l'image, le symbole permet une matérialisation de l'abstrait, il fait voir cette immensité non représentable autrement que par un symbole d'immensité, la pyramide. Ces symboles sont issus de l'imaginaire collectif, héritage d'une civilisation indo-européenne qui possède de fortes estampilles dans l'inconscient de la civilisation occidentale. Ce procédé permet donc encore d'imiter le réel de la conscience en dévoilant l'image, en la représentant et non pas en tentant illusoirement de la dire. De meme, la visualisation fait partie de cette démarche de représentation, avec des procédés comme la synecdocque qui font voir la partie pour le tout, tels les organes du corps pour désigner la vie. [...]
[...] C'est pourquoi l'on ne saurait se contenter d'un seul angle de vue pour éclairer la complexité étonnante de L'Herbe qui s'illustre pleinement dans ce passage. [...]
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