On a pu parler en littérature d'une « grammaire du regard ». Selon le lieu d'où l'on regarde, selon l'identité de l'observateur, la chose vue prend une apparence différente, se pare d'un sens caché ou se révèle telle qu'elle est vraiment. Par exemple, dans Les Lettres Persanes (1721), Montesquieu utilise l'observation de deux Persans en voyage, étrangers au monde occidental, pour faire émerger les dysfonctionnements de la société de son temps.
On retrouve cette même « grammaire » dans le roman contemporain de Cheik Hamidou Kane, L'Aventure ambiguë (1961). Le narrateur, un Africain qui a fait partie des troupes coloniales engagées en Europe durant les deux conflits mondiaux raconte, de retour chez lui, au maître spirituel des Diallobé, sa première arrivée dans une grande ville européenne. L'extrait est donc une description de ce monde urbain, entièrement inédit pour lui, et par là même également pour nous, lecteurs, qui découvrons ici notre univers sous un jour nouveau. Or, sous le regard de l'étranger, se déploie un espace urbain labyrinthique qui paraît déshumanisé.
[...] Les termes de couleurs renforcent ce sentiment d'uniformité. Aucune couleur vive - à part le rose des mollets - ne vient en effet égayer ce tableau. Les chaussures sont noires et les gabardines, grises». En outre, malgré la multitude, chacun semble replié sur lui-même. Ainsi, l'homme évoqué au début semble vouloir établir un contact avec l'Africain qui est sans doute visiblement perdu. Mais cette velléité reste à l'état d'intention, comme le montre la succession des verbes au passé simple: Un homme, [ . [...]
[...] laisse entendre l'incompréhension amusée du narrateur. A quoi bon mettre des chaussures? Les pieds ne peuvent-ils pas s'en passer? Mais cette question confère également une dimension fantastique à l'image des citadins. Ceux-ci semblent en effet avoir perdu leurs pieds et les avoir remplacés par des prothèses. La phrase qui décrit la passante va dans le même sens: «Une femme passa, dont la chair rose des mollets se durcissait monstrueusement en deux noires conques terminales La préposition en suggère qu'il n'y a pas de solution de continuité entre la chair du mollet et la chaussure. [...]
[...] La restriction forte exclut de l'univers sonore tout bruit de conversation: rien que le claquement d'un millier de coques dures Sans doute, le flot des voitures «enragées» évoqué à la fin produit-il également beaucoup de bruit, mais le texte n'en fait pas mention. La sécheresse sonore des pas est à l'image de l'apparente désincarnation des habitants. Les silhouettes sont anguleuses, comme le suggère la mention des «dos carrés Les jambes de la passante n'ont, pour leur part, rien de la «tendresse» dont rêve le narrateur puisque leur chair rose durci[t] monstrueusement Dans cette perspective, la question: l'homme n'avait- il plus de pied de chair ? prend tout son sens. [...]
[...] Au contraire, l'Africain qui vit en plein air et en rapport étroit avec la nature ferait bien davantage corps avec le monde, aurait, si l'on peut dire, gardé les pieds sur terre. Quoi qu'il en soit, il ne fait pas bon vivre, à la lecture de ce texte, dans une ville européenne. Cette description d'une ville européenne par un observateur étranger permet donc à l'auteur d'exprimer une certaine critique de l'Occident, ou, disons, celle d'une certaine modernité. Le regard naïf et amusé de l'Africain s'agrippe en effet aux aberrations de la vie urbaine. [...]
[...] On note ainsi la phrase: Tout autour, du sol au faîte des immeubles, la coquille nue et sonore de la pierre faisait de la rue une vasque de granit", ou bien l'expression: «vallée de pierre Les indications de lieu, tout autour du sol au faîte des immeubles indiquent la suprématie du granit l'écrasement de l'observateur par ces parois de pierre qui ne laissent voir aucune brèche par où s'échapper. De même, le jeu des répétitions entre les termes de matières donne l'impression d'une réduplication infinie des rues du labyrinthe. Le mot asphalte» revient ainsi sans cesse: [ . ] qui courait à ras d'asphalte. L'asphalte . ce noir mat de l'asphalte", Sur l'asphalte dur", à ras d'asphalte «sur l'étendue de l'asphalte I:indication récurrente de la pierre produit le même effet: pas de limite à la pierre la coquille [ . [...]
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