Explication de texte, Les Voyageurs de l'impériale, Aragon, portrait
L'extrait présent se trouve en tête du chapitre consacré à Boniface, futur héros de l'épisode dramatique de la fugue de Suzanne. Boniface intervient dans le roman au moment précis où les recherches de toute une journée n'ont strictement rien donné. Cette entrée en scène presque attendue et providentielle nous invite aussitôt à lire le passage comme un jeu sur l'étape obligée du sauveur improbable. Composé de deux paragraphes, l'extrait est bâti sur une subtile opposition de perspective : le premier paragraphe du portrait, imprégné d'oralité, présente Boniface à travers les mots et les yeux d'autrui, sur le mode de l'humour ; le second paragraphe, quoiqu'à peine plus approprié par le narrateur, continue le portrait de Boniface en travailleur par l'intermédiaire d'une langue plus violente, qui fait entrer dans cet humour étonnant une dimension tragique, pathétique – qui cependant n'outrepasse jamais certaines limites. Ainsi, cet extrait met en évidence la dextérité du narrateur, partagé entre moquerie et empathie, humour et tragique, balançant constamment et avec subtilité sur le fil de l'indécision, jamais décidé pour une perspective unique. En somme, l'écriture habile et protéiforme d'une bonne pâte de personnage traditionnel.
[...] Cela s'expliquerait par la difficulté de définir Boniface, autrement que par quelques curiosités physiques et une parenté qui prête au bavardage de commères. Ainsi, le narrateur a ici parfaitement manqué sa mission : à ce stade, le portrait est composite, comme son modèle : bancal, approximatif, évasif. Boniface y semble un personnage fuyant, qui n'a de stable, de bien net, qui son nom, qui lui correspond trop bien pour n'être pas suspect et ne pas éveiller notre méfiance. De son côté, le narrateur, désarçonné, a pris avec plus ou moins de succès la voie de l'humour mais de nombreuses dissonances montrent une volonté, ou à tout le moins une incapacité de se maintenir dans une perspective partiale et unique. [...]
[...] Avec une évolution toutefois, vers une certaine objectivité, qui laisse en creux plus de place pour un narrateur potentiellement plus personnel, plus affirmé. Cette écriture de l'indécision, qui se refuse constamment à tout enfermement dans un unique point de vue, conduit donc un double portrait, celui de Boniface et celui, en creux, d'un narrateur mobile, avatar et victime à la fois d'une réalité dont l'étendue et la richesse nous dépassent toujours et qui perd encore bien des lecteurs d'un roman foisonnant. [...]
[...] Les deux phrases suivantes rendent plus évidente l'apparente délégation de la parole du narrateur. Elle est partie, il avait six ans. : l'oralité est présente par l'absence de lien logique entre les deux propositions ; Il est vrai qu'il en paraissait dix. : d'une part, le narrateur discute l'âge du Boniface avec lui-même, au discours indirect libre ; d'autre part, l'expression rhétorique Il est vrai que serait, dans la bouche du narrateur même, incorrecte, puisqu'il ne viendrait pas à l'idée du lecteur de contredire le narrateur sur une information si futile. [...]
[...] D'où, la citation de Boniface : J'ai pas été trop fainéant aujourd'hui ? qui concentre syntaxiquement et grammaticalement plusieurs artifices destinés à émouvoir : l'interrogation en forme de phrase affirmative, le modalisateur trop le terme fainéant qui semble, dans la bouche de cet enfant, l'émanation involontaire d'un reproche si souvent entendu, le complément circonstanciel aujourd'hui qui suggère une existence à peine gagnée au jour le jour ; tous ces éléments constituent une phrase qui sonne très enfantine, d'autant plus émouvante que c'est un colosse qui la prononce et que le narrateur, empathique, lui laisse ostensiblement la parole au discours direct, tandis qu'il n'a pas de scrupule à s'approprier les termes des autres gens. [...]
[...] La disharmonie qui réside entre Boniface et les mots choisis pour le caractériser trahit un certain mépris du narrateur, qui se range, dans cette phrase, à la fois du côté des admirateurs du colosse bon que des moqueurs du bâtard monstrueux. Avec cette nuance par rapport au premier paragraphe, que la violence a remplacé l'humour. Ainsi, l'expression de boulot monstre de la phrase suivante concentre à la fois la connotation péjorative appliquée au travail pourtant considérable de Boniface et la mention textuelle que ce portrait suggère sans le nommer ouvertement : l'existence d'un monstre. [...]
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