Césaire publie Ferrements en 1960, année où le processus de décolonisation a permis d'obtenir l'indépendance de plusieurs colonies d'Afrique occidentale (majoritairement occupées par la France et l'Angleterre), mais n'a pas encore pris fin (l'Algérie, notamment, est toujours le théâtre d'une guerre commencée six ans auparavant). Certains poèmes du recueil se font l'écho de tels événements, mais d'autres paraissent renvoyer à des périodes plus anciennes, et d'autres encore ne comportent pas de renvois explicites à un contexte historique bien précis. De plus, les modifications successives apportées au texte montrent que le poète a lui-même supprimé des vers qui pouvaient faire référence à des événements particuliers, donnant à ses poèmes un sens plus général.
[...] Par ailleurs, la question de l'unité, de cohérence interne du recueil nous conduit à nous intéresser à son titre : « Ferrements ». Je rappelle que ce terme polysémique est défini soit comme action de ferrer un cheval, soit comme action de poser des fers à un esclave. Or ces deux sens sont exploités dans Ferrements : la thématique de l'asservissement et de la révolte contre cet asservissement revient de manière insistante, et notamment à travers l'image du cheval. En lien avec cette utilisation de l'image, un autre facteur d'unité repose sur l'exploitation massive des champs lexicaux liés aux réalités naturelles. Enfin, on peut identifier une progression dans le recueil autour des apparitions et des éclipses du « je » lyrique. En effet, après une première apparition dans le premier poème, le « je » disparaît des onze poèmes suivant, puis semble s'affirmer progressivement comme source de l'énonciation.
[...] Une relecture mythique de l'Histoire
Le poète se présente comme un interlocuteur de l'histoire dans Pour saluer le Tiers-monde, p. 373 : « Et voici de tous les points du péril / l'histoire me fait le signe que j'attendais, / Je vois pousser les nations ». Il est aussi interlocuteur de ces nations : « Et vos voix me répondent ». L'utilisation de l'anaphore « je vois » place le poète en position de témoin des événements, et par là même fait de son texte un témoignage, comme un relais entre l'événement historique (les indépendances des nations africaines en 1960) et le lecteur.
Cependant Ferrements prend en charge un temps élargi, qui ne se limite pas aux événements contemporains, puisqu'il évoque le temps de l'esclavage, du commerce triangulaire, ou, dans Mémorial de Louis Delgrès, un épisode historique datant de 1802. Dans ce même poème (p. 356), Césaire met en exergue une citation attribuée au Larousse, l'article consacré à Louis Delgrès. (...)
[...] Ces noms évoquent donc deux pôles de l'identité évoquée ici : un pôle antillais et un pôle africain Les images naturelles douloureuses renvoient à une identité problématique J'ai dit que la façon dont la nature était caractérisée produisait un effet d'étrangeté ; en fait elle va jusqu'à nous inquiéter car les images produites sont aussi souvent des images de souffrance : les balisiers se déchirent le cœur le sanglot noir des ronces ; mais je pourrais y ajouter l'image du rapace qui arrache le cœur, dans Comptine (deuxième poème [p. repris par aigle insoutenable plus loin [Pour Ina, p. 311] ; ou encore un coup de couteau d'un vomi de chicots dans le ventre du vent [Royaume, p. 309], expression très travaillée avec son réseau d'homophonies et l'allitération. Dans les poèmes suivants on ne fait que retrouver ces tableaux douloureux et angoissé, un saccage de sang un pays de silence / d'os calcinés / de sarments brûlés bref un Désastre (avec majuscule à l'initiale). [...]
[...] ) / du lasso à lancer au cou sauvage de la vie qui se cabre / dans tous les sens Le refus d'une identité figée Outre le caractère universel que prend l'histoire chez Césaire, Ferrements comporte donc aussi un refus d'une identité figée. L'ensemble des poèmes qui commémorent la mémoire des morts entreprend de nommer les héros et les martyrs d'un passé reconstitué ; mais on voit que ces figures ne sont ni strictement antillaises ou africaines, mais se caractérisent au contraire plutôt par leur identité plurielle (comme Delgrès officier métis, Emmet Till afro américain, ou Lafcadio Hearn, dont le poère est irlandais, la mère grecque et qui obtiendra lui-même la nationalité japonaise) ou par leur intérêt pour les causes de populations étrangères opprimées (Eluard, le syndaliste noir ou Lafcadio Hearn qui s'est intéressé à la culture antillaise). [...]
[...] 356), Césaire met en exergue une citation attribuée au Larousse, l'article consacré à Louis Delgrès. Cet article présente une version assez pittoresque de l'événement historique, on a l'impression que cette bataille se résume à un moment musical, et toute la violence de l'épisode, notamment son issue tragique (puisque Delgrès se suicide à l'explosif avec ses compagnons d'armes, sur le Matouba, lorsqu'il voit que la défaite est inévitable), ce drame, donc, semble nié. Le poème prend alors une dimension polémique, comme démenti de l'historiographie officielle, et propose une relecture de l'événement. [...]
[...] Concernant l'esthétique du mouvement, Césaire fait en effet apparaître les mouvements naturels tels que les courants, marées et phénomènes climatiques parfois violentes. Mais il recourt aussi de manière récurrente à des expressions qui associent un animé (animal ou humain) et un inanimé, c'est pourquoi à l'idée de mouvement se combine l'idée de mélange. On trouve de nombreux exemples de ce procédé, allant de la simple métaphore les griffures du vent p. 334), à des associations plus inattendues comme une main de soleil (p. [...]
[...] 373), avec un usage performatif de ces verbes puisqu'en même temps qu'il désigne l'acte qu'il est en train de réaliser. La plupart de ces expressions performatives se situent dans les poèmes qui font référence de manière plus explicite à des événements historiques. C'est pourquoi je voudrais montrer comment, en s'affirmant dans sa posture de poète, le je lyrique procède à un rappel du passé tout en se proposant de constituer ce passé en mythe, en cherchant à dépasser le particulier pour donner à sa poésie une dimension universelle : ce sera le dernier moment de mon exposé. [...]
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