Savannah Bay, pièce de Marguerite Duras qui incarne sans conteste le défi du siècle quant à la tâche de raconter une histoire, relate l'histoire d'une Jeune Femme qui rend visite chaque jour à Madeleine, comédienne dans la « splendeur de l'âge ». En mettant en exergue l'impossibilité de raconter une histoire de façon cohérente après un drame, Marguerite Duras embrasse la crise de la représentation. Dans Savannah Bay, le refus de la mémoire conditionne toute la pièce et implique un investissement de la part du lecteur afin de donner une suite logique aux bribes de la mémoire semées dans toute la pièce. Chaque jour, la Jeune Femme cherche à amener Madeleine à se souvenir en lui demandant de raconter inlassablement l'histoire, une histoire en lambeaux. C'est sous un air d'Edith Piaf, chanson douloureuse qui n'est pas sans éveiller des souvenirs enfouis chez Madeleine, que la Jeune Femme entraîne Madeleine dans le dédale de sa mémoire. Cette histoire, cette mémoire, c'est celle d'une pierre blanche, d'une passion entre une jeune fille et un homme, d'un enfant né de cette union, du suicide de cette jeune fille après avoir donné naissance, de l'affliction profonde de cet homme, en somme, c'est l'histoire d'une mère qui meurt chaque soir sur les planches lorsque le rideau se ferme.
[...] Outre le fait que Duras mise sur la parole, du moins sur le silence, elle prend également le parti de ne pas offrir de description psychique des personnages empêchant toutes identifications pour le lecteur. Ce parti pris occasionne une certaine gêne dans la mesure où nous ne pouvons pas, au premier abord, cerner les personnages et comprendre l'origine de leur traumatisme puisque finalement la véritable histoire de Savannah Bay est partiellement racontée, poussant le lecteur à établir des hypothèses, des suppositions sans jamais avoir de certitude. Les personnages de Marguerite Duras ne sont que des vestiges du sujet, de l'esprit et de l'âme qui survivent à une catastrophe permanente.
[...] De plus, dans cette forme de théâtre on observe la présence importante des didascalies qui deviennent aussi nombreuses que le dialogue entre les personnages.
Ces didascalies dévoilent la porosité entre le dialogue et les indications scéniques, les frontières entre les deux se sont considérablement amincies. Et pour cause, de plus en plus les didascalies offrent une prise de position sur l'action ou sur les acteurs, ce qui sous-entend la présence d'une voix qui peut être celle de l'auteur lui-même. Mais le doute subsiste toujours (...)
[...] Ainsi, dans Savannah Bay, on remarque qu'un grand nombre de didascalies qui précisent un silence un temps temps long etc. de manière récurrente ce qui force le lecteur à faire ces silences ou ces temps pour tenter de comprendre le texte, car une lecture trop rapide enlèverait beaucoup à l'essence du texte. De plus, nombreux sont les points de suspensions qui participent à créer un effet d'attente chez le lecteur, ou bien traduisent une hésitation à raconter la suite de l'histoire ou encore un abandon de phrase quand la douleur est trop vive pour poursuivre. [...]
[...] Cette distance imposée par Duras et Madeleine elle-même suscite un grand nombre d'interrogations chez le lecteur et donne plusieurs possibilités à la pièce, interrogations qui disparaissent partiellement quand nous devenons spectateur. L'épisode qui marque le plus le côté énigmatique de Madeleine et sans conteste celui où elle raconte l'évènement dramatique qui a marqué sa vie. Les didascalies nous livrent à la page 39 : Temps long. Reprise du souffle de l'histoire. La Jeune Femme lâche Madeleine, elle s'éloigne d'elle, elle la quitte. [...]
[...] Marguerite Duras nous livre, dans cette pièce, à toutes les ruses propres au théâtre par le biais d'une mise en abyme, une sorte de théâtre dans le théâtre Ainsi, Duras, déroute aisément son lecteur en établissant un écart entre lui et la pièce. De cette façon, Savannah Bay permet de se représenter la douleur, le traumatisme de manière marginale afin de mieux l'aborder. En effet, à travers sa résistance à la reconstitution mimétique, Duras est capable de libérer ses personnages solitaires du regard des spectateurs. C'est pourquoi, à partir du moment où la mimésis est abandonnée le caractère incompréhensible d'un traumatisme s'accomplit au sein même du théâtre. [...]
[...] En effet, à la page 39 de Savannah Bay : On ne devrait plus savoir ici où est la comédie. A croire qu'elle est seulement en entier dans le jeu des deux femmes, mais qu'elle est complètement exclue de l'amour très fort qui les lie l'une à l'autre à travers la troisième, absente, sans doute morte, sans doute étant celle de la Pierre Blanche celle des enfants de Madeleine qui est la mère de la Jeune Femme.* (Page 39) Ici, on retrouve un nouvel astérisque qui renvoie à une note de bas de page dans laquelle on peut lire : J'adhère personnellement à cette proposition- là Cette note est sans conteste celle de Marguerite Duras, qui, par cette intervention ironique se dédouane de la didascalie, elle met une distance pour faire croire au lecteur qu'elle n'est pas la voix des didascalies. [...]
[...] Silence. La Jeune Femme enlace de nouveau Madeleine. Reste accrochée à elle. Madeleine : - Je voudrais partir. Jeune Femme : - Non. Je vous en supplie, encore un moment Madeleine (temps) : Je ne sais plus rien sur cette histoire-là. Jeune Femme : C'est égal. Silence. Jeune Femme (bas) : - C'était quoi ? [...]
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