Les Amours Jaunes, recueil de poèmes qui se situe à la croisée de différents courants littéraires tels que la Modernité, le Parnasse ou le Symbolisme, a été écrit au XIXe siècle par Tristan Corbière, un auteur peu prolifique - il s'agit de son seul livre - mais dont l'œuvre est assez marquante. En effet, plus que tout autre de ses contemporains, sa littérature est le reflet d'une désillusion, puisque, par une permanente auto-dérision, ce poète maudit s'incarne dans un personnage ayant renoncé à tout idéal.
Le texte étudié ici, « Idylle coupée », est extrait de « Raccrocs », la troisième et la plus composite section de l'ouvrage, qui, comme son nom l'indique, regroupe des fragments d'inspirations diverses. Ce poème en particulier s'insère avec « Le convoi du pauvre » et « Déjeuner de soleil » dans un triptyque qui dépeint la vie parisienne, dont les aspects les plus glauques sont ici source d'inspiration de l'artiste. Aussi, quel lien le poète établit-il entre la noirceur de la ville moderne et le statut du poète désabusé ?
Nous allons voir que ce poème typiquement parisien permet à Corbière de mettre une fois encore en valeur une certaine marginalité et de décrire son idéal de démarche de création artistique.
[...] Mais surtout on se trouve face à un véritable catalogue de l'argot parisien. Bien entendu l'utilisation de l'argot n'est pas surprenante chez Corbière, mais la quantité impressionnante des mots et expressions dont il use ici ne laisse aucun doute sur sa volonté délibérée de transformer jusqu'au bout le texte en symbole direct de la vie citadine. Un relevé nous montre bien que le vocabulaire populaire est ici omniprésent : Grues ; violon ; Cocotte ; merlan ; rossignoler ; perruches ; mannezingue ; Polyte ; Arthur ; brandezingue ; Dos bleu ; jus de trique ; rapin ; Persil ; gouapeur ; pendard ; gueule ; reluquait De plus, la sixième strophe montre bien cette volonté de faire refléter la réalité décrite par le poème lui-même : Et puis payer le mannezingue / Au Polyte qui sert d'Arthur, / Bon jeune homme né brandezingue, / Dos bleu sous la blouse d'azur Le doute n'est maintenant plus permis : Corbière a consciemment accumulé l'argot pour que son poème soit écrit dans le langage des personnages qu'il évoque. [...]
[...] La métaphore filée assimilant l'univers de la prostitution et de la petite délinquance à celui des oiseaux ne fait pas que les rendre sympathiques, car une comparaison avec n'importe quel bestiaire aurait amplement suffi pour cela. Elle rapproche symboliquement les prostituées et leur entourage de ceux qui volent. Cette comparaison leur prête donc implicitement une certaine liberté que tous les autres n'ont pas. Le rapprochement entre les deux façons de voler et le lien qu'y voit le poète va d'ailleurs clairement dans ce sens (vers 85 à 88) : Volez, mouches et demoiselles ! . / Le gouapeur aussi vole un peu / D'idéal . [...]
[...] Cela explique l'étrange image d'une Muse malade présente à la strophe suivante. Mais ce sont surtout les vers 83 et 84 qui viennent confirmer ce sentiment : Soi-même on cherche à se sourire / Soi-même on a pitié de soi Il y a donc bien un dépassement, un sentiment de plénitude mais la solitude reste là, comme le montrent la répétition anaphorique de soi-même qui de surcroît vient clôturer la strophe, et les autres marques du pronom réfléchi se L'image on a pitié de soi renvoie à une contradiction absolue : il y a une élévation qui s'intègre avec un rabaissement, à la fois un dédoublement et une fusion du sublime et du misérable. [...]
[...] / Et chacun vole comme il peut. La figure du voyou est alors explicitement étoffée ici. Le vol et l'envol ne font plus qu'un, et le vers 87, débutant avec le rejet de l'idéal permet grâce à cela de mettre en avant le décalage entre la vision conformiste du délinquant et celle qu'a le poète. Car que signifie voler un peu d'idéal sinon vouloir simplement échapper à la morosité de l'existence ? La suite du vers et le suivant viennent confirmer cette idée, puisque l'affirmation Tout n'a pas des ailes cernée par des points de suspension qui présupposent une certaine réflexion et lui donnent plus de poids, résonne comme une explication de l'attitude des gouapeurs habituellement condamnée. [...]
[...] à coups de groins ; / Sûrs toujours de trouver l'ordure. Tout est donc fait pour gommer le côté positif et artistique : de leur art est rejeté au vers suivant, ce qui permet au premier vers de s'achever sur l'image des artistes fouillant la pâture tels des animaux. L'arrivée de l'expression à coups de groins est quant à elle ménagée par l'effet des points de suspension. De plus il y a aussi une ambiguïté dans l'image de la pâture, qui renvoie aux pâturages mais aussi à la nourriture, ce qui rend la suite encore plus négative dans la représentation de la recherche de l'inspiration : les artistes se nourrissent réellement de la fange. [...]
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