Montaigne a sans équivalent renversé les modes de pensée de son époque en écrivant les Essais. Avec les Essais, sans nul doute l'oeuvre de sa vie, Montaigne a su retourné les valeurs et les moeurs de façon si subtile qu'il n'a pas tout de suite été blâmé pour cela. Il a même offert, avec un certain humour, son ouvrage au pape, alors qu'il récuse les principes de l'Église. Montaigne offre donc ici un livre philosophique et moral à la portée universelle. Divisé en plusieurs chapitres, les Essais nous donnent le point de vue de Montaigne sur presque tous les domaines, comme la religion déjà évoquée, mais aussi des thèmes sociaux comme dans " De ménager sa volonté " ou encore la littérature dans " Des livres". C'est un passage tiré de ce dernier que nous allons étudier.
(...) Commençons par évoquer la structure de cette critique, basée sur le refus de l'éloquence, et en se basant sur l'exemple de Cicéron. Ce dernier est pour lui le représentant de l'instrument rhétorique du langage, instrument qu'il réfute et qu'il n'aime pas utiliser ; d'où l'invention de "l'essai'. Il commence donc ici par nommer Cicéron, mais rapidement il "confesse", qu'il trouve cela ennuyeux. La structure du texte se dessine alors. Comme une sorte de prétérition, Montaigne développe cet ennui à la lecture de Cicéron, sujet qui n'était à l'origine pas le coeur du propos. S'en suit donc une gradation de la véhémence de Montaigne à l'égard de la rhétorique, et des rhéteurs. Cela commence par "ennuyeux" puis "étouffant". Il évoque ensuite Aristote, et ses propos qui "tournent autour du pot", puis "des paroles perdues", enfin il évoque Platon, et ces discours "traisnants", pour terminer sur ces "longues interlocutions vaines et préparatoires". Nous pouvons donc voir une gradation dans la violence des reproches de Montaigne, dans une suite logique d'arguments auxquels nous ne nous attendions guère. Le texte se divise principalement en deux mouvements : le premier se termine avec une touche d'humour culinaire, ce qui montre le désintérêt que porte Montaigne à ces "longueries d'apprets" (...)
Sommaire
Introduction
I) Structure de la critique de la rhétorique cicéronienne
A. Refus de l'éloquence B. Le "superflu" de l'éloquence : ne pas aller au fond des choses C. Les antithèses sont la base de l'argumentation de Montaigne
II) L'argumentation de Montaigne
A. Condamnation de l'apparence B. La construction des discours horripile Montaigne C. Second degré et humour du propos Montaignien
III) L'écriture du moi universel
A. Expression des goûts B. Séduction du lecteur, afin qu'il prenne son parti C. Décalages et inversion des valeurs de la doxa
Conclusion
Passage étudié
(...) Quant à Cicero, les ouvrages, qui me peuvent servir chez luy à mon desseing, ce sont ceux qui traittent de la philosophie, spécialement morale. Mais à confesser hardiment la vérité (car puis qu'on a franchi les barrières de l'impudence, il n'y a plus de bride) sa façon d'escrire me semble ennuyeuse : et toute autre pareille façon. Car ses préfaces, définitions, partitions, etymologies, consument la plus part de son ouvrage. Ce qu'il y a de vif et de moüelle, est estouffé par ces longueries d'apprets. Si j'ay employé une heure à le lire, qui est beaucoup pour moy, et que je r'amentoive ce que j'en ay tiré de suc et de substance, la plus part du temps je n'y treuve que du vent : car il n'est pas encor venu aux argumens, qui servent à son propos, et aux raisons qui touchent proprement le neud que je cherche. Pour moy, qui ne demande qu'à devenir plus sage, non plus sçavant ou éloquent, ces ordonnances logiciennes et Aristoteliques ne sont pas à propos. Je veux qu'on commence par le dernier poinct : j'entens assez que c'est que mort, et volupté, qu'on ne s'amuse pas à les anatomizer. Je cherche des raisons bonnes et fermes, d'arrivée, qui m'instruisent à en soustenir l'effort. Ny les subtilitez grammairiennes, ny l'ingenieuse contexture de parolles et d'argumentations, n'y servent : Je veux des discours qui donnent la première charge dans le plus fort du doubte : les siens languissent autour du pot. Ils sont bons pour l'escole, pour le barreau, et pour le sermon, où nous avons loisir de sommeiller : et sommes encores un quart d'heure apres, assez à temps, pour en retrouver le fil. Il est besoin de parler ainsin aux juges, qu'on veut gaigner à tort ou à droit, aux enfans, et au vulgaire, à qui il faut tout dire, et voir ce qui portera. Je ne veux pas qu'on s'employe à me rendre attentif, et qu'on me crie cinquante fois, Or oyez, à la mode de nos Heraux. Les Romains disoyent en leur religion, Hoc age : que nous disons en la nostre, Sursum corda, ce sont autant de parolles perdues pour moy. J'y viens tout preparé du logis : il ne me faut point d'alechement, ny de saulse : je mange bien la viande toute crue : et au lieu de m'esguiser l'appetit par ces preparatoires et avant-jeux, on me le lasse et affadit.
La licence du temps m'excusera elle de ceste sacrilège audace, d'estimer aussi trainans les dialogismes de Platon mesme, estouffans par trop sa matiere ? Et de pleindre le temps que met à ces longues interlocutions vaines et preparatoires, un homme, qui avoit tant de meilleures choses à dire ? Mon ignorance m'excusera mieux, sur ce que je ne voy rien en la beauté de son langage.
Je demande en général les livres qui usent des sciences, non ceux qui les dressent (...)
Introduction
I) Structure de la critique de la rhétorique cicéronienne
A. Refus de l'éloquence B. Le "superflu" de l'éloquence : ne pas aller au fond des choses C. Les antithèses sont la base de l'argumentation de Montaigne
II) L'argumentation de Montaigne
A. Condamnation de l'apparence B. La construction des discours horripile Montaigne C. Second degré et humour du propos Montaignien
III) L'écriture du moi universel
A. Expression des goûts B. Séduction du lecteur, afin qu'il prenne son parti C. Décalages et inversion des valeurs de la doxa
Conclusion
Passage étudié
(...) Quant à Cicero, les ouvrages, qui me peuvent servir chez luy à mon desseing, ce sont ceux qui traittent de la philosophie, spécialement morale. Mais à confesser hardiment la vérité (car puis qu'on a franchi les barrières de l'impudence, il n'y a plus de bride) sa façon d'escrire me semble ennuyeuse : et toute autre pareille façon. Car ses préfaces, définitions, partitions, etymologies, consument la plus part de son ouvrage. Ce qu'il y a de vif et de moüelle, est estouffé par ces longueries d'apprets. Si j'ay employé une heure à le lire, qui est beaucoup pour moy, et que je r'amentoive ce que j'en ay tiré de suc et de substance, la plus part du temps je n'y treuve que du vent : car il n'est pas encor venu aux argumens, qui servent à son propos, et aux raisons qui touchent proprement le neud que je cherche. Pour moy, qui ne demande qu'à devenir plus sage, non plus sçavant ou éloquent, ces ordonnances logiciennes et Aristoteliques ne sont pas à propos. Je veux qu'on commence par le dernier poinct : j'entens assez que c'est que mort, et volupté, qu'on ne s'amuse pas à les anatomizer. Je cherche des raisons bonnes et fermes, d'arrivée, qui m'instruisent à en soustenir l'effort. Ny les subtilitez grammairiennes, ny l'ingenieuse contexture de parolles et d'argumentations, n'y servent : Je veux des discours qui donnent la première charge dans le plus fort du doubte : les siens languissent autour du pot. Ils sont bons pour l'escole, pour le barreau, et pour le sermon, où nous avons loisir de sommeiller : et sommes encores un quart d'heure apres, assez à temps, pour en retrouver le fil. Il est besoin de parler ainsin aux juges, qu'on veut gaigner à tort ou à droit, aux enfans, et au vulgaire, à qui il faut tout dire, et voir ce qui portera. Je ne veux pas qu'on s'employe à me rendre attentif, et qu'on me crie cinquante fois, Or oyez, à la mode de nos Heraux. Les Romains disoyent en leur religion, Hoc age : que nous disons en la nostre, Sursum corda, ce sont autant de parolles perdues pour moy. J'y viens tout preparé du logis : il ne me faut point d'alechement, ny de saulse : je mange bien la viande toute crue : et au lieu de m'esguiser l'appetit par ces preparatoires et avant-jeux, on me le lasse et affadit.
La licence du temps m'excusera elle de ceste sacrilège audace, d'estimer aussi trainans les dialogismes de Platon mesme, estouffans par trop sa matiere ? Et de pleindre le temps que met à ces longues interlocutions vaines et preparatoires, un homme, qui avoit tant de meilleures choses à dire ? Mon ignorance m'excusera mieux, sur ce que je ne voy rien en la beauté de son langage.
Je demande en général les livres qui usent des sciences, non ceux qui les dressent (...)
Accédez gratuitement au plan de ce document en vous connectant.
Extraits
[...] Parler de cuisine dans un essai consacré à la lecture, et quelques lignes après l'évocation de Cicéron, et d'Aristote, il fallait oser. Mais ce n'est pas tout. Le burlesque consistant à ramener le supérieur à ce qu'il y a de plus bas, Montaigne s'amuse à ramener les discours de Cicéron au bas corporel : " les siens [ discours ] languissent autour du pot". On voit dans cette phrase que Montaigne rabaisse les discours d'éloquence aux fonctions rudimentaires du corps. [...]
[...] On peut donc lire : Ils sont bons [les discours] pour l'escole, le barreau, et pour le sermon, où nous avons loisir de sommeiller : et sommes encores un quart d'heure après, assez à temps, pour en retrouver le fil Enfin, Montaigne ne veut surtout pas avoir besoin d'être ressaisi de temps à autre, il veut pouvoir suivre le propos sans s'ennuyer ni sommeiller et sans qu'on s'employe à rendre attentif, et qu'on crie cinquante fois Cela nous amène à l'omniprésence du second degré dans son propos, humour qui prend une grande place dans son argumentation. Effectivement, Montaigne s'attaque à ces personnes que semblent pour lui supérieures, en les rabaissant par le burlesque. [...]
[...] Lecture d'un texte, Montaigne, Les Essais Commentaire Livre II, Chap "Des Livres" " Quant à Cicero [ . ] ceux qui les dressent " Montaigne a sans équivalent renversé les modes de pensée de son époque en écrivant les Essais. Avec les Essais, sans nul doute l'œuvre de sa vie, Montaigne a su retourné les valeurs et les mœurs de façon si subtile qu'il n'a pas tout de suite été blâmé pour cela. Il a même offert, avec un certain humour, son ouvrage au pape, alors qu'il récuse les principes de l'Eglise. [...]
[...] Ainsi sont utilisés les arguments d'autorité comme les allocutions latine : Hoc age et Sursum corda Mais aussi il ponctue son propos de connecteurs logiques tels que quant à car or et rend son argumentation vivante avec des exemples à la fois sérieux comme les différents domaines d'actions de la rhétoriques, mais aussi beaucoup moins sérieux et plus humoristique comme la métaphore de la viande comme discours. Montaigne essaie donc de faire de ses préférences les préférences de tous. Cela se traduit enfin par les décalages auxquels il procède en reversant entièrement les valeurs de la doxa (opinion) au profit de l'affirmation du moi. [...]
[...] En effet, Montaigne les voit comme des êtres qui semblent se penser supérieurs aux autres alors qu'ils ne le sont qu'en apparence. Ils jouent avec les masques pour éviter de dire la vérité, et cela n'est pas constitutif de la sagesse pour Montaigne. L'extrait se termine par une conclusion cinglante qu'on pourrait isoler du reste du passage : Je demande en général des livres qui usent des sciences, non ceux qui les dressent Montaigne veut donc des ouvrages pratiques plutôt que théoriques et rhétoriques. [...]