La littérature antique a abordé le thème du sauvage avec des historiens grecs comme Hérodote et Thucydide ou latins comme Tacite. Cette tradition est renouvelée à l'époque de Montaigne (1533-1592) par les découvertes récentes d'explorateurs français comme Villegagnon, qui débarque en 1555 au Brésil, alors appelé "France antarctique", et tente de s'y établir. Plusieurs récits évoquant ce pays sont alors rédigés comme les Singularités de la France antarctique (1557) du catholique André Thevet ou l'Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil (1578) du protestant Jean de Léry. Montaigne écrit pour sa part le chapitre 31 du livre I des Essais en 1579 et lui donne pour titre "Des cannibales", terme qui vient de cariba, mot de la langue arawak parlée par les Taïnos que Christophe Colomb a découvert lors de son premier séjour sur l'île d'Hispaniola (aujourd'hui l'île d'Haïti) et qui signifiait de manière positive "brave", "fort". Le mot cariba (et sa variante caniba) est ensuite employé par les Européens pour évoquer de manière neutre les habitants des Antilles (d'où ensuite le terme "caraïbe"). Or, comme certains étaient anthropophages, le mot a rapidement désigné, par extension et dans une acceptation négative, tous les anthropophages - ou supposés tels - du Nouveau Monde sans distinction d'origine, avant de se répandre en Europe sous la forme cannibale dans le sens exclusif de "sauvage" mangeur d'homme. Dans le chapitre "Des cannibales", Montaigne évoque pour sa part les Tupinambas, Indiens du Brésil présentés de manière négative comme des cannibales depuis le récit de Thevet. Après avoir montré la nouveauté extraordinaire des terres récemment découvertes par Villegagnon, l'auteur considère la barbarie que les Européens prêtent à cette nation et développe une analyse sur les termes de "sauvages" et de "barbares", pour en venir ensuite à la relation que les hommes entretiennent avec la nature. Comment cette réflexion lexicale prépare-t-elle le renouvellement du concept de cannibalisme, à l'oeuvre dans ce chapitre, et s'inscrit-elle de manière originale dans la pensée humaniste du XVIème siècle ? (...)
[...] Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire6, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice7 et détournés de l'ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies8 en ceuxci, et les avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu9. [...]
[...] Ipsa quoque immunis rastroque intacta nec ullis saucia vomeribus per se dabat omnia tellus ; contentique cibis nullo cogente creatis arbuteos fetus montanaque fraga legebant, cornaque et in duris haerentia mora rubetis et quae deciderant patula Jovis arbore glandes. Ver erat aeternum placidique tepentibus auris mulcebant zephyri natos sine semine flores. Mox etiam fruges tellus inarata ferebat nec renovatus ager gravidis canebat aristis ; flumina jam lactis, jam flumina nectaris ibant flavaque de viridi stillabant ilice mella. En premier fut engendré l'âge d'or, qui, sans protecteur, de lui-même, sans lois, cultivait la loyauté et le droit. [...]
[...] Une redéfinition philosophique des mots sauvages et barbares Afin de montrer que l'opinion commune des Européens à l'endroit des Indiens du Brésil n'est pas fondée, Montaigne part de la signification des mots barbare (l.1) et sauvage perçus de manière largement négative, et joue sur leurs sens pour en modifier les connotations Avec l'assertion péremptoire Il n'y a rien Montaigne part de l'acception habituelle des mots barbare et sauvage et manifeste d'emblée la volonté de se démarquer radicalement du sens commun de cruel, non civilisé, impitoyable, inhumain au profit d'un second sens de ces deux mots barbare et sauvage qui est en fait un retour au sens étymologique barbare : les premières lignes (l.2 à sont dévolues au concept de barbarie (l.2). Montaigne explique que ce terme est appliqué communément chacun appelle . [...]
[...] Ces nations me semblent donc ainsi barbares, pour avoir reçu fort peu de façon de l'esprit humain20, et être encore fort voisines de leur naïveté originelle. Les lois naturelles leur commandent encore, fort peu abâtardies par les nôtres ; mais c'est en telle pureté, qu'il me prend quelquefois déplaisir, de quoi21 la connaissance n'en soit venue plus tôt, du temps22 qu'il y avait des hommes qui en eussent su mieux juger que nous. Il me déplaît que Lycurgue et Platon ne l'aient eue23 : car il me semble que ce que nous voyons par expérience en ces nations-là surpasse non seulement toutes les peintures de quoi24 la poésie a embelli l'âge doré25, et toutes ses inventions à feindre26 une heureuse condition d'hommes, mais encore la conception27 et le désir même de la philosophie. [...]
[...] Comment cette réflexion lexicale prépare-t-elle le renouvellement du concept de cannibalisme, à l'œuvre dans ce chapitre, et s'inscrit-elle de manière originale dans la pensée humaniste du XVIème siècle ? I. UN EXTRAIT D'ESSAI QUI FAIT UN ÉLOGE PARADOXAL DES CANNIBALES A. Un extrait d'essai philosophique qui argumente en faveur d'une thèse personnelle, étayée par des références antiques 1. Ce texte comporte plusieurs caractéristiques typiques du genre de l'essai, forgé par Montaigne : Un propos par sauts et gambades (III, l'incise pour revenir à mon propos (l.1) témoigne de la composition de Montaigne par sauts et gambades Montaigne vient d'effectuer une digression et renoue dans ce passage avec le début du chapitre, où le mot barbare est apparu deux fois : les exemples puisés dans l'Antiquité étaient là pour illustrer la thèse selon laquelle il ne faut pas qualifier les étrangers de barbares Dans l'intervalle s'est glissée une discussion sur le caractère radicalement nouveau de la découverte du Nouveau Monde et sur la valeur des témoignages. [...]
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