Dom Juan, acte premier, scène deuxième, tirade dite de l'inconstance, Molière, 1665
Des deux acceptions du mot libertin, la langue courante a coutume de ne retenir que celle qui associe plaisir charnel et libertinage. Or une telle perspective est réductrice. Le terme latin libertinus désignait en effet un esclave affranchi. Partant, un libertin est avant tout, au XVIIe siècle, un homme qui rejette une autorité contraignante, et particulièrement les dogmes religieux, et ainsi, toute transcendance divine. Tel est bien Don Juan, lequel proclame sa seule foi dans les vérités mathématiques, façon d'affirmer son athéisme (III, 1).
[...] C'estJean Rousset qui nous propose cette caractérisation de l'es prit et de l'esthétique baroques dans son ouvrage consacré à La littérature de l'âge baroque en France. Derrière la tirade de notre aristocrate se cache donc un plaisir tout baroque, celui du jeu et du déguisement : à bien lire le propos du personnage, le libertin prend le masque de l'honnête homme et Molière peint finalement un être que n'aurait pas renié Pascal, lequel écrit dans les Pensées : L'homme n'est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l'égard des autres. [...]
[...] Le personnage de Don Juan témoigne ainsi de la crise qui affecte les valeurs héroïques de la noblesse. Si le code de l'honneur perdure, il se trouve réduit à l'affirmation de l'être et devient le privilège arbitraire d'une caste oisive. Molière peint ainsi un personnage exclusivement mu par le désir, et non par des valeurs collectives. Or ce désir est dévastateur dans la mesure où il anéantit l'objet, comme le montre la métaphore filée de la conquête mili taire : l'autre (la femme) n'existe plus pour lui-même et il n'est bien entendu nullement question de rencontre. [...]
[...] Le plaisir du personnage est donc également plaisir de regarder, de contempler une belle forme. Mais ce lexique du beau ne peut être confondu avec la question du beau telle quelle est posée par Platon : il n'est ici question ni d'un cheminement vers de belles âmes ni d'un quelconque mouvement d'élévation. Il est à ce titre éloquent que regarder et aimer soient deux verbes à peu près équivalents pour Don Juan : cette synonymie autorise le personnage à aimer plusieurs femmes : l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres Certes, le propos illustre la mauvaise foi du personnage, mais il signale également son inaptitude à dépasser une jouissance immédiate. Le paradoxe est alors que le libertin, dont nous avons pourtant vu la parenté avec la figure du conquérant, se trouve prisonnier. [...]
[...] Il ne veut pas qu'on lui dise la vérité, il évite de la dire aux autres. Tout le comportement et le propos de Don Juan s'expliquent par cette fuite de la vérité, laquelle est bien sombre, l'homme étant, dans la pen sée janséniste, à tout jamais marqué par le péché originel. Cette souil lure fait de l'homme une créature déchue et peccamineuse soumise à la tyrannie de son amour-propre, autrement dit de son égoïste plaisir. Et si pour Don Juan tout le plaisir de l'amour est dans le changement cela tient tout autant à une conception baroque d'un monde constamment en mouvement, assimilé à une vaste scène, et où l'homme est nécessairement un hypocrite - étymologiquement parlant - qu'à la recherche éperdue du plaisir d'un être qui refuse de considérer sa misérable condition. [...]
[...] Séduction - non sans faire de spécieuses confusions entre sujet et objet de ladite séduction e t mouvement incessant paraissent au cœur de la morale, si l'on ose le mot, libertine. Le plaisir du libertin apparaît alors sous un jour particulier : Don Juan n'est-il pas cet homme plein de misères que nous peint Pascal et qui s'avère inapte à l'im mobilité ? Dans cette perspective, la satisfaction du désir et la recherche du plaisir sont assimilables au divertissement qu'évoque le philosophe janséniste dans ses Pensées. I. [...]
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