Gargantua est entré dans la ville et a accroché au cou de sa jument les cloches de Notre-Dame : toute l'université s'en est émue et a dépêché le plus vieux et le plus « suffisant » de ses docteurs, maître Janotus, qu'elle a chargé de faire une harangue afin de récupérer les cloches. Ses paroles sont d'autant plus inefficaces que le personnage est le jouet d'une farce, se trouve en situation de mystifié (comique classique de dérision) : la harangue qu'il prononce avec sérieux et conviction est désormais sans objet car les cloches lui ont été rendues. On est en présence d'une parole purement inutile et purement verbale, sans effet, sans contact sur le réel, sans relation avec lui. Ce décalage entre le but de la harangue et la réalité engendre le comique chez un personnage farcesque et caricatural qui donne lieu à la satire. Son discours devait être convaincant et faire agir : il est loufoque, inadapté et démesuré... et fait rire. Après une introduction qui présente l'objet de la harangue (1-12), Janotus développe une série d'arguments matériels (argent, nourriture, vin) (13-38), puis d'arguments religieux et littéraires (fumeux) (39-63) pour conclure sur une anecdote sans rapport avec ce qui a précédé (64-73). L'ensemble de son discours est décousu et se dégrade au fur et à mesure (pertes de mémoires, imprécisions, inversions de mots). En guise de « belle harangue » (comme l'annonce Janotus), Rabelais nous offre le spectacle d'une des plus ridicules prises de parole de son roman.
[...] Fabrication de la matière comique : un personnage déformé
- décrépitude biologique du vieillard. Ivresse
- ridicule du costume, « déguisé », « travesti » (chapitre XVIII)
- petites vanités : s'applaudit, « CQFD »
- mimiques (se racle la gorge) et tics de langage « hem, hem »
- mesquines convoitises de l'orateur (veut les saucisses et les chausses)
- prétention dans la forme
- jonglerie des mots d'école, polyptotes sur « cloches »
- absurdité de son langage farci de citations latines, solécismes (« ego occidi unum porcum... ») et latin macaronique. (...)
[...] On est en effet frappé par l'évidente parenté structurelle entre les chapitres XIX et XXXI, suggérée par leurs titres mêmes : La harangue de maistre Janotus de Bragmardo faite à Gargantua / La harangue faite par Gallet à Picrochole. On observe ainsi dans les deux cas une mise en spectacle de la parole qui en fait une sorte de parade oratoire exemplaire. Les harangues sont livrées chaque fois dans leur intégralité, au sein d'un chapitre qui leur est spécialement dédié ; elles sont à charge et demandent réparation ; elles sont formulées par des émissaires, représentant deux camps opposés (les théologiens de la Sorbonne vs les humanistes), devant des auditeurs disposés à écouter. [...]
[...] L'éloquence pervertie - Sa harangue n'est qu'une parodie de discours judiciaire qui massacre chacune des cinq tâches traditionnellement dévolues à l'orateur : l'invention (montages de citations rapportées n'importe comment), la disposition (coq-à-l'âne et digressions), l'élocution (bredouillements, répétitions, onomatopées la mémoire (oubli de ce qui avait été pourtant bien quoté dans le paperat et l'action (gestes ridicules, toux, etc.). C'est en cela aussi que le verbiage de Janotus est l'exact contre- modèle du discours d'Eudemon, par exemple. - L'incompétence linguistique de Janotus est radicale. Elle implique une critique qui déborde largement le type conventionnel personnifié par Janotus. Critique (très humaniste) d'une parole qui n'est pas en relation avec les choses, ni avec le sens ou la rationalité. [...]
[...] - voir la mise en scène : Janotus se donne en spectacle. Il est présenté comme un amuseur ou un comédien déguisé qui entre en pleine salle (chapitre XVIII). Au chapitre suivant, on apprend qu'il offert un divertissement encore meilleur que ceux de l'acteur Songecreux, connu pour ses farces. Lui-même termine sa harangue par une formule d'applaudissement valete et plaudite (formule présente à la fin des comédies de Térence), la pièce est jouée On rit après sa harangue comme après un spectacle. [...]
[...] La bêtise déshumanise ; elle détache la parole de la raison ; la toux (et certainement aussi son ivresse) montre que le verbe de Janotus est soumis à de pures contraintes physiologiques. Il nous aide ainsi à comprendre pourquoi les théologiens sorbonicoles sont essentiellement les adversaires du camp humaniste. III. L'ambiguïté du rire Le rire contagieux - La brusque détente est produite par le rire qui désacralise le discours officiel de Janotus et tout ce qu'il représente (chapitre XX) : à l'écoute du discours grotesque du sophiste Janotus de Bragmardo, Ponocrates et Eudémon commencent par «s'esclaffer de rire tant profondement que en cuiderent rendre l'ame à dieu, ne plus ne moins que Crassus voyant un asne couillart qui mangeoit des chardons, et comme Philemon voyant un asne qui mangeoit les figues qu'on avoit apresté pour le disner, mourut de force de rire» . [...]
[...] En revanche l'enjeu critique de cette parade sophistique semble porter plus précisément sur le danger que représente un usage dévoyé et corrompu du langage. II. La critique de l'usage dévoyé et corrompu de la parole Sur le plan idéologique, la rhétorique de Janotus se réduit à un pur verbalisme gratuit et burlesque. Mais l'intérêt paradoxal de cette harangue où tout, forme et sens, est absolument privé de mesure, c'est en premier lieu qu'elle est particulièrement travaillée (à la fois élaborée et torturée). [...]
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