Le colossal édifice de La Comédie humaine (1829-1850) se soutient grâce à l'architecture d'ensemble à travers laquelle Balzac fait bien comprendre sa démarche analytique : la troisième catégorie générale des « Etudes de moeurs » est ainsi subdivisée en différentes « Scènes de la vie parisienne, de la vie militaire, de la vie privée », etc. Mais dans le détail même de chaque récit, la démarche d'enquêteur de Balzac assure la cohérence globale : chaque roman commence par la description précise des lieux et par les portraits développés des personnages, qui engagent toute la suite de l'intrigue. Car le réalisme de Balzac est d'abord une lecture perspicace du monde.
L'incipit de Pierrette est tout à fait représentatif. Ce roman sombre de 1840 appartient au triptyque des « Célibataires », lui-même inclus dans les « Scènes de la vie de province ». Le lecteur y découvre la petite ville de Provins à travers les yeux du jeune Brigaut qui vient faire la cour à Pierrette sous les fenêtres à l'aube. Mais ce début d'intrigue amoureuse est aussitôt interrompu par l'ouverture des persiennes sous la mansarde de l'héroïne éponyme : le narrateur omniscient fait alors le portrait de l'importune, une vieille fille dont il nous cache encore le nom, allant de la réflexion générale jusqu'à l'observation de l'implantation de ses cils.
Quelles sont les caractéristiques de ce portrait ? et comment s'y révèle l'art du romancier ? Nous verrons d'abord qu'il s'agit bien sûr du portrait réaliste d'une vieille fille. Mais le narrateur fait aussi un portrait à charge du personnage en convoquant tous les moyens de l'accabler. Ce portrait a enfin une triple fonction pour le romancier, idéologique, dramatique et esthétique
[...] - Le portrait s'attache à respecter la vraisemblance de l'aperçu et du moment : la vieille fille est prise par surprise dans le cadre de ses volets : la description est inscrite entre l'ouverture et la fermeture (« Vue à sa croisée, cette demoiselle », l.15), et tient compte de l'apparence qu'implique le réveil : « dépouillée des artifices » (l.7), « Ce désordre donnait » (l.10), « Ces expressions alors visibles » (l.18). L'insistance du démonstratif, employé sept fois, montre bien que le narrateur décrit ce qu'il voit et nous le désigne en même temps. Vraisemblance aussi de la brièveté du portrait (car Balzac en a fait de bien plus longs...), qui est relativement circonscrit dans l'instant des persiennes : une quinzaine de lignes. Ce portrait, ainsi réalisé, est donc crédible.
- Pour aider à la représentation dans l'esprit du lecteur, le narrateur s'appuie :
. sur les références picturales : il emprunte à la peinture à travers une allusion implicite à Goya par exemple (mort en 1828 : Peintures noires, Caprices) : « l'air menaçant que les peintres donnent aux sorcières », l.10.
[...] - Le sujet du célibat est très important chez Balzac : il a réfléchi notamment au célibat des prêtres, qu'il trouve inquiétant, et il a écrit le roman Une Vieille Fille en 1836. On sait par ailleurs que l'impuissance est chez lui une hantise, et qu'il a beaucoup écrit sur le mariage (Physiologie du mariage (1829), Mémoire de deux jeunes mariées (1842), Petites misères de la vie conjugale (1846), etc.).
- Cette préoccupation réapparaît ici, non seulement à travers la répétition soutenue du GN « vieille fille », mais dans le repli et l'immobilité inquiétants qui caractérisent la vie du personnage. La vie commune avec le frère apparaît comme stérile et peut-être contre nature. Le narrateur y insiste : le frère dort d'un sommeil de plomb, ce qui est signe de peu d'activité, voire de léthargie : « si tranquillement » + référence au diapason de l'orchestre de l'Opéra qui « ne l'eût pas éveillé » (l.21-22). L'information juridique « par indivis avec son frère » signifie qu'il y a bien un couple, mais pas conjugal, et que la propriété n'est pas l'objet d'un échange, d'une circulation. Il n'y a pas de participation à la société par le mariage et le legs. A un âge avancé, où la vieille fille a perdu toute féminité et ne peut plus que maquiller les ravages de la vieillesse, ce couple contre nature et infécond ne peut que vivre dans l'isolement, dans la « carapace » de tortue utilisée comme comparaison. (...)
[...] Il est trop triste, trop repoussant pour qu'on en rie. Cette vieille fille, à l'oreille si alerte, se présentait dépouillée des artifices en tout genre qu'elle employait pour s'embellir : elle n'avait ni son tour de faux cheveux ni sa collerette. Elle portait cet affreux petit sac en taffetas1 noir avec lequel les vieilles femmes s'enveloppent l'occiput2, et qui dépassait son bonnet de nuit relevé par les mouvements du sommeil. Ce désordre donnait à cette tête l'air menaçant que les peintres prêtent aux sorcières. [...]
[...] Physiognomonie : méthode fondée sur l'idée que l'observation de l'apparence physique d'une personne, et principalement les traits de son visage, peut donner un aperçu de son caractère ou de sa personnalité. Voici la définition du plus célèbre physiognomoniste, Johann Kaspar Lavater : La physionomie humaine est pour moi, dans l'acception la plus large du mot, l'extérieur, la surface de l'homme en repos ou en mouvement, soit qu'on l'observe lui-même, soit qu'on n'ait devant les yeux que son image. La physiognomonie est la science, la connaissance du rapport qui lie l'extérieur à l'intérieur, la surface visible à ce qu'elle couvre d'invisible. [...]
[...] - Mais on peut remarquer aussi la force de conviction du narrateur dans sa tâche de déchiffrement, voire la fascination qu'il a pour le réel : la quête du sens dans le réel lui fait penser que tous les détails peuvent être porteurs de sens. C'est ce qui lui fait dépasser le cadre strict de la vraisemblance, quand il semble doté d'un œil surhumain, capable d'un zoom extrêmement précis. Quel sens le lecteur peut-il attribuer à ces cils (l.23) ? [...]
[...] Ainsi se produit-il un mutuel enrichissement pour le sens du personnage : cette vieille fille devient universelle, en même temps que le type se concrétise autour de la figure décrite. Un portrait réaliste, par sa volonté de faciliter au lecteur la représentation du personnage - Le portrait s'attache à respecter la vraisemblance de l'aperçu et du moment : la vieille fille est prise par surprise dans le cadre de ses volets : la description est inscrite entre l'ouverture et la fermeture Vue à sa croisée, cette demoiselle l.15), et tient compte de l'apparence qu'implique le réveil : dépouillée des artifices Ce désordre donnait (l.10), Ces expressions alors visibles (l.18). [...]
[...] L'incipit de Pierrette est tout à fait représentatif. Ce roman sombre de 1840 appartient au triptyque des Célibataires lui-même inclus dans les Scènes de la vie de province Le lecteur y découvre la petite ville de Provins à travers les yeux du jeune Brigaut qui vient faire la cour à Pierrette sous les fenêtres à l'aube. Mais ce début d'intrigue amoureuse est aussitôt interrompu par l'ouverture des persiennes sous la mansarde de l'héroïne éponyme : le narrateur omniscient fait alors le portrait de l'importune, une vieille fille dont il nous cache encore le nom, allant de la réflexion générale jusqu'à l'observation de l'implantation de ses cils. [...]
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