1936… L'année où Federico Garcia Lorca, poète espagnol qui s'est très tôt rangé au côté des exploités, est fusillé par la garde franquiste. Mais c'est l'année aussi où René Daumal, poète français, publie son œuvre « Les dernières paroles du poète ». À cette époque troublée de l'entre-deux-guerres, Daumal, torturé et écorché vif, dans la présentation de son œuvre Le grand Jeu, se déclare « ennemi naturel […] des États impérialistes, des classes régnantes, des Religions, des Sorbonnes, des Académies » et veut réveiller les lecteurs de leurs « confortables sommeils, peuplés de fantômes qui prétendent gouverner nos vies ».
Ainsi, dans « Les dernières paroles du poète », refusant la « boutique de confiserie de belles paroles », il prend la poésie comme une arme et met en scène un poète « condamné à mort […] dans un pays qui venait d'être envahi par les armées d'un conquérant » pour avoir « chanté sur les routes ».
[...] par les phrases nominales exclamatives, plus incisives. La versification elle-même vient soutenir cette violence : le rythme des vers aux coupes marquées est heurté et brusque, les sonorités fortes, qui prennent parfois la forme de rimes intérieures, s'y répètent en échos et martèlent ce chant de guerre r ; rimes intérieures : fourches couteaux cailloux marteaux Les parallélismes dans les mots et dans les structures syntaxiques vous êtes mille, vous êtes forts les hyperboles qui s'appuient par exemple sur les chiffres, l'implication directe des destinataires à travers les indices personnels de la deuxième personne du pluriel font de ce poème une sorte de Marseillaise entraînante et sauvage. [...]
[...] Mais la conception de la poésie qui se dégage de ce poème efface en partie le drame du poète. Daumal semble en effet croire en la poésie, sorte de déesse tutélaire au service de laquelle meurt le poète. N'est-ce pas une vision optimiste de la parole poétique que de montrer qu'elle est ce qui doit donner confiance ? vous êtes forts crie le poète ; qu'elle est libératrice : elle est ce qui délivre ; qu'enfin elle est la promesse de vivre dans la liberté, comme le suggère le futur de certitude du poète : je vous ferai retrouver la parole Il faut aussi interpréter l'image finale, la personnification du cri qui tourne au-dessus de la tête du poète. [...]
[...] Dans ce contexte, certaines expressions introduisent des touches d'humour noir. Ainsi, le mot chatouillement qui suggère une sensation douce et agréable, mais qui ici préfigure la pendaison (la périphrase le chatouillement du chanvre désigne la corde qui étranglera le poète), semble inadéquat et prend par son euphémisme une nuance ironique. Plus loin, Daumal introduit un jeu de mots morbide entre le sens figuré et le sens propre du verbe balancer qui désigne d'abord l'hésitation du poète, puis le réel mouvement de son cadavre. [...]
[...] Les accents lyriques du poète suppliant se marquent dans le désordre et le mélange des vers pairs et des vers impairs déséquilibrés, qui traduisent l'émotion du poème central). Cependant, ce qui le distingue du peuple et en fait un être d'exception, c'est le don et le privilège de la parole. Il est celui qui dit Que leur dirai-je ? l.21), qui parle (l.40). Le champ lexical de la parole (le mot lui-même apparaît l sous ses diverses formes, parcourt tout le poème : de sa bouche vociférant sort un cri (l.25,39) puissant, sublimé en poème (l.33). [...]
[...] Le poète est donc bien marqué par l'éphémère et la contingence matérielle. Mais, au-delà de cette figure contingente du poète, l'ensemble du poème, récit énigmatique, dépasse la simple constatation désolée et recèle un sens plus profond. On peut en effet le lire comme une réflexion sur le rôle de la poésie et sur le couple poète-poésie, qui donne une vision du monde poétique, sans doute plus optimiste. Les vers rapportés directement résonnent comme un chant de guerre qui fait de la poésie une arme d'engagement et de résistance. [...]
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