Charles d'Orléans, neveu du roi Charles VI, et duc d'Orléans, est surtout connu pour sa qualité de poète ; son œuvre, rédigée à la fin du Moyen-Age, au XVème siècle, est parmi les plus nombreuses dont nous ayons connaissance. Alors qu'il est prisonnier en Angleterre, son épouse, Bonne d'Armagnac, meurt. Il écrit alors une ballade, composée de trois huitains de décasyllabes, et d'un envoi de cinq décasyllabes. Toutes les strophes sont ponctuées d'un refrain d'un vers, et les rimes, au nombre de trois, sont communes à toutes et réparties identiquement selon le schéma rimique suivant : A/B/A/B/B/C/B/C. L'envoi reprend les rimes du dernier quintil. Il s'agit donc d'une pièce très homogène à la structure formelle rigoureuse, qui sert la permanence du deuil qu'elle relate. Cependant, les circonstances de l'écriture s'estompent dans une forme dialoguée ancrée dans un récit. Comment la douleur du poète se mêle-t-elle au travail poétique et à l'inventivité de la narration pour produire un énoncé subtil qui trouve son apogée dans l‘envoi ?
[...] Pourtant, bien que Bonne d'Armagnac soit son épouse, elle n'est pas caractérisée en tant que telle, mais par les expressions celle que tant amoye au vers 20, puis qui estoit tout l'espoir que j'avoye au vers 21, qui me guidoit et m'acompaigna au vers 22 : ces verbes indiquent que la dame est une amie, et une compagne qui le soutient, et ces liens renvoient à ceux qui unissent deux amants courtois. De plus, l'apparition de Vénus, déesse de l'amour s'apparentant au dieu Amour que l'on trouve parfois dans les pièces courtoises, fait de la pièce un poème d'amour. Charles d'Orléans utilise donc certaines traditions de poèmes courtois pour s'inscrire dans ce genre par analogies et produire une idéalisation subtile de la dame absente. [...]
[...] Bien que la strophe 2 soit consacrée à la déesse, la strophe 1 ne lui accorde que deux vers et et elle n'a pas droit de réponse à la révélation de la strophe l'origine de la douleur du poète. Ceci traduit la permanence de la douleur du poète à travers la pièce, qu'exprime aussi la reprise à chaque strophe de la périphrase l'omme esgaré qui ne scet ou il va Mais le retardement de l'annonce du décès de son amie provoque une gradation dans l'expression de la douleur à la strophe qui s'accroît encore dans l'envoi avec l'emploi de grant pitié qui connote le dernier refrain beaucoup plus gravement que les précédents. [...]
[...] A travers la figure féminine de la déesse de l'amour, cette absence est atténuée et les liens qui l'unissaient à la dame explicités ; mais les pouvoirs de cette inspiratrice divine restent limités et n'empêchent pas l'expression d'une douleur, permanente et graduée. La figure de l'égarement, qui, de fait réel puisque son épouse oeuvrait pour sa libération depuis la France, devient figure métaphorique, permet l'extension de son témoignage à une humanité plus vaste. Bien que la poésie de la fin du Moyen-Age soit plus orientée vers l'écriture de soi, cette ballade se caractérise originalement par la subtilité des articulations thématiques et de l'expression de la douleur, dans laquelle le retardement de l'explication joue un grand rôle. [...]
[...] Ceci est renforcé par les liens qui unissent le poète et Vénus. Le respect préside aux sentiments du poète pour la déesse ; il s'exprime dans le choix de la périphrase souveraine princesse dont la recherche témoigne également d'une forme de vénération qui excède le cadre malheureux de l'amour qu'elle a inspiré. Cette fidélité s'applique par extension avec une grande délicatesse à l'amour même et à la dame disparue que Vénus cache et révèle. Ceci d'autant plus que la déesse fait preuve d'autre part de sympathie envers lui : au vers elle répond en sousriant mais également de tendresse : l'état de l'homme lui inspire de la compassion puisqu'elle reprend la périphrase l'omme esgaré qui ne scet ou il va au vers 16 comme la conséquence d'une observation traduite par le verbe voye au vers 15, et que ceci lui desplaist (vers 15). [...]
[...] Ainsi, deesse compense tristesse à la strophe humblesse destresse à la strophe et princesse rudesse à la strophe 3. Ce pouvoir semble néanmoins limité, et son portrait est ainsi augmenté d'une dichotomie entre le pouvoir de l'amour et le souci de la mortalité des hommes qu'elle inspire. Cette limitation touche son omniscience, comme l'exprime le vers 14 ne sçay qui l'en osta Malgré sa sympathie et sa bonne volonté, la figure féminine divine ne compense donc pas la douleur du poète, qui traverse le poème et en fait un chant centré sur l'écriture de soi. [...]
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