Si le critique Rousset titra l'un de ses ouvrages « Et leurs yeux se rencontrèrent », phrase extraite de L'Education sentimentale de Gustave Flaubert, on peut sans peine aucune en conclure que la formule fit mouche dans son esprit. Elle constitue l'excipit de la première rencontre entre Frédéric Moreau et Mme Arnoux sur le bateau qui descend la Seine jusqu'à Paris. Cet ouvrage de la maturité prend sa source dans Mémoires d'un fou - ouvrage qui ne sera publié qu'en 1900 -, œuvre de jeunesse à tendance autobiographique, où Flaubert relate son entrevue à Trouville avec Elisa Schlesinger, le grand amour platonique de sa vie. Il semble ainsi cohérent de confronter les deux textes afin d'analyser l'évolution de l'écriture même de Flaubert à travers deux scènes de première vue, essentielles dans toute œuvre romanesque, a fortiori dans celle de Flaubert qui, oubliant le romantisme de sa jeunesse, s'engage dans un réalisme bien spécifique : recomposer la réalité avec une certaine distanciation et, à travers les détails, accéder à une vérité sans doute éternelle, celle de l'art.
[...] C'est en alliant une certaine distanciation proche de celle de Stendhal à un inventaire du réel qui le rapproche de Balzac et à un romantisme ironique à l'image de Heine, que Flaubert a inventé son propre langage et son style particulier. La confrontation de ces deux textes nous a donc permis de cerner l'évolution flaubertienne mais aussi de déceler le fond commun aux deux ouvrages, une anecdote autobiographique qui, à peine effleurée dans Mémoires, sera finalisée et transfigurée dans l'Education, hommage à une femme aimée, fidélité à la jeunesse et sublimation littéraire. [...]
[...] En même temps - ce qui n'est pas un paradoxe mais une richesse de l'œuvre Flaubert parvient à écrire "sur rien" en distillant une poésie du silence à travers un regard qui note des couleurs, le grain d'une peau, le vent, le glissement muet d'un châle. Cette dernière remarque nous permet une tentative de définition du réalisme bien particulier de Flaubert et nous ne pouvons faire l'économie d'éléments biographiques et de l'évolution de son art. Le premier texte, écrit dans son adolescence relève du roman autobiographique : l'auteur est à la fois narrateur et personnage principal ; on songe au René de Chateaubriand qui rêve aussi au bord d'une mer grise. Le narratif, c'est bien le jeune Flaubert en vacances qui tombe amoureux. [...]
[...] D'ailleurs, pour le premier, nous pourrions nous contenter du terme d'émotion : il est "embarrassé", il "rougit" et "baisse les yeux". Ses réactions restent physiques. Par contre, l'émotion de Frédéric se transforme très vite en sentiment, voire en "curiosité douloureuse" : il veut la posséder toute, non seulement physiquement mais aussi dans l'entièreté de sa vie et de son univers familier : son panier à couture, mais aussi les meubles de sa chambre, ses amis, ses robes, bref tout son "passé". [...]
[...] Dans Mémoires, Flaubert commence par le regard, "cette prunelle ardente sous un sourcil noir" comparée à un "soleil" : le héros est littéralement ébloui par un œil flamboyant. Dans L'Education, Frédéric, qui la voit en premier, est comme aveuglé lui aussi mais d'une manière différente : ce n'est pas le regard de Mme Arnoux qui le frappe puisqu'elle baisse les yeux sur son ouvrage mais l'ensemble de sa personne, comparée à "une apparition". Flaubert passe ensuite à l'aspect physique d'Elisa, une brune sculpturale à la voix douce. [...]
[...] La description d'Elisa n'occupe que la deuxième partie de l'extrait alors que Flaubert consacre tout son texte à celle de Mme Arnoux. L'évolution est nette : la simple anecdote se transforme en événement essentiel, pierre de touche de l'ouvrage à côté de l'insertion historique - la Révolution de 1848 - et de l'étude psychologique d'un velléitaire, un anti-héros. La clôture du premier texte laisse le lecteur sur sa faim : Elisa s'en va. Ce départ place le jeune homme en position d'infériorité et l'on pressent déjà les rapports de force qui s'établiront entre eux : Elisa domine. [...]
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