La doxa admet que, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, une poésie nouvelle voit le jour, en accord avec la crise des valeurs qui entraîne le bouleversement de la relation de l'homme au monde. Nietzsche proclame la mort de Dieu, et le souci de la mort individuelle augmente peut-être en proportion de cette absence. Une mort qui se fait aussi chez certains présence obsédante, voire omniprésente, et ce n'est pas là le moindre des paradoxes car si la mort est néant et absence, à quoi sert de le dire?
Parmi d'autres poèmes, nous retrouvons ce topos de la mort chez Mallarmé dans Le Tombeau d'Edgar Poe (1877), chez Baudelaire avec sa prière extraite de Spleen "Quand le ciel bas et lourd" (1857) et chez Emily Dickinson dans "I felt a funeral" (datant peut-être de 1861).
Une autre filiation permet de confronter ces textes, celle d'Edgar Poe, américain comme Dickinson, traduit et apprécié par Baudelaire, admiré par Mallarmé, lui-même prisant l'auteur des Fleurs du Mal.
N'oublions pas enfin que tous trois sont sensibles au travail sur la langue, Emily Dickinson par un parti pris de ponctuation très personnelle entre autres, Baudelaire par son œuvre de traducteur d'une part, par le polissage de ses vers d'autre part, Mallarmé enfin, professeur d'anglais, par sa recherche d'une syntaxe nouvelle.
Cependant, si Dickinson et Baudelaire évoquent une expérience personnelle qui relève de l'hallucination, Mallarmé, lui, dans un poème-monument à la mémoire de Poe mort quasiment méconnu en 1849, tout comme les deux premiers, accueille dans son salon une pléiade de jeunes littérateurs ouverts à la nouveauté: hommage est ainsi rendu à la fois à Poe, Dickinson et Baudelaire.
C'est ainsi que la réflexion peut s'organiser autour de cet axe: la mort, approches subjectives et / ou objectives.
[...] Echo chez Dickinson avec "les vivants allaient, venaient, / Avec des pas lourds, lourds", ou encore "On passait en crissant dans mon âme / Avec ces mêmes bottes de plomb". Le poète subit une double rupture, coupé de son unicité d'une part comme en témoignent Baudelaire et Dickinson, coupé du monde extérieur d'autre part qui, Mallarmé le précise, reste "épouvante" et ne concède aucun "bas- relief", aucune sculpture au tombeau de Poe, symbole des tombes de Baudelaire et Dickinson, Mallarmé écrivant en 1877. Mais la nudité se fait "éblouissante" et l'absence devient présence, s'inscrivant dans le non-dit, le non-fait, le non-sculpté, le néant. [...]
[...] Mais toute poésie est subjective et l'on ne peut qu'adhérer, l'espace d'un instant qui mène peut- être à l'éternité, à la souffrance des poètes. [...]
[...] Baudelaire termine par le "drapeau noir" et le triomphe de l'Angoisse et Dickinson par la fin du "savoir" et la perte totale de conscience. Mallarmé ne reprend-il pas le flambeau ? La confrontation de ces textes nous a permis de soulever trois approches particulières du néant. Baudelaire l'assimile à la victoire du Spleen, Dickinson à la perte d'identité, Mallarmé le nie et croit à la pérennité du poète maudit. Son approche objective de Poe nous incite à relativiser les subjectivités baudelairienne et dickinsonienne. [...]
[...] Dans un premier temps, on peut s'intéresser à Dickinson et Baudelaire selon diverses dialectiques : Apollon et Dionysos, le monde extérieur et son refus, le corps et sa négation, le combat et l'acceptation. Dans un deuxième temps, on peut s'interroger sur ce qui, chez Mallarmé, s'en rapproche ou s'en éloigne, mais également sur ce qui les transcende. Une remarque liminaire s'impose : Dickinson et Baudelaire nous font le compte-rendu d'une expérience hallucinatoire tellement terrifiante qu'ils n'écrivent jamais le syntagme "mort" - à la différence de Mallarmé dont la position semble plus confortable - mais utilisent une isotopie commune qui y renvoie : "couvercle", "cachot", "corbillards" et "crâne" pour Baudelaire ; "crâne, "enterrement", "requiem", "caisse", "cieux", "bourdon" et "planche" pour Dickinson. [...]
[...] Dickinson fait de même en s'intéressant au détail, à l'anecdotique, à l'immédiateté où réside l'énergie initiale de la sensation mais, à la différence de Baudelaire, elle nous entraîne dans une hallucination sans lui donner la moindre raison extérieure. Nous savons qu'elle ne veut pas de contact avec un "dehors", qu'elle mène une vie de claustration et nous ne sommes guère surpris à la lecture du premier vers. Elle initie son poème par comme bien souvent, poursuit par "sentis" et nous prodigue une cascade de sensations auditives. [...]
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