Bajazet, tragédie en cinq actes représentée pour la première fois en 1672, présente une intrigue non linéaire, faite de revirements presque irrationnels et de sentiments contradictoires, parfois tyranniques. Se déploient ainsi des méandres de passions, celle de Roxane ¬— ancienne esclave faite Sultane par Amurat — pour Bajazet, qu'elle voudrait épouser et faire Sultan et celle de Bajazet pour Atalide, princesse de sang ottoman ; sous le regard lointain, mais toujours présent et menaçant du Sultan Amurat parti en siège contre Babylone. le présent extrait (acte III, scène 7), a lieu un retournement de l'intrigue : Roxane se rend compte, au sein d'un monologue, de la feinte de Bajazet à lui faire croire son amour pour elle, et surtout, de l'amour qu'il porte à Atalide. Après avoir congédié Atalide s'évertuant à lever ses soupçons, Roxane se retrouve seule sur scène, prise de panique et en proie à d'interminables interrogations contradictoires quant à la trahison de Bajazet. Même si ce monologue situé à fin de l'acte III peut paraître étonnant pour une action qui va en s'accélérant au fur et à mesure de la pièce, il n'en est rien il s'agit d'un monologue à rebondissements, tendu et décisif pour la suite. De quelle façon, alors, s'effectue le revirement de Roxane, et qu'ajoute ce monologue au sens profond de l'œuvre ? Son déroulement instable présente un personnage bouleversé, gagnant progressivement en lucidité et mis face à la vérité d'une situation complètement renversée. Le Moi de Roxane révèle alors sa profonde division et la tentative désespérée de retrouver son unité. C'est qu'en fait, le personnage ploie sous la conscience de la fatalité et surtout sous une culpabilité accablante.
[...] Ainsi cette scène est-elle considérablement riche de sens et constitue une véritable clé pour la compréhension de la pièce de Bajazet et du sens de la tragédie racinienne en général. Les apparences sont trompeuses et fluctuantes pour Roxane et celle-ci, par un retournement de l'action, voit son discours tiraillé entre organisation rationnelle ou chaotique. Ce qui provoque alors une division profonde, un éloignement de soi anonymisé ainsi que des autres, mais aussi une tentative de se raccrocher à l'action et une tentative d'union de soi. [...]
[...] Celui-ci a lieu pour Roxane comme pour Atalide et le héros Bajazet ; et même si Roxane n'est pas le héros éponyme de la pièce, ici l'ambiguïté sur le personnage est importante, on s'identifierait presque à Roxane dans cette scène, par compassion et surtout du fait qu'elle ne couvre pas d'injures Bajazet mais qu'elle comprend plutôt avec lucidité que les bienfaits dans un cœur ne peuvent rien contre l'amour, cette chaîne possédant un immense empire Elle l'appelle Ingrat parce qu'il a feint de l'aimer et fait en sorte qu'elle l'aime. C'est alors dans cette scène qu'a lieu le retournement absolument symétrique de l'intrigue pour Roxane, l'intrigue atteint alors, dans un paroxysme d'angoisse et de déséquilibre pour le personnage, le comble du changement. Et c'est d'ailleurs pour Barthes une œuvre du Dieu juif de la tragédie, un Dieu foncièrement méchant, qui aliène ses fils et donne le spectacle de leur procès. Dans le monologue, l'on peut retrouver des traces de ce Dieu : Ô Ciel ! [...]
[...] La parfaite symétrie des deux hémistiches, le qu en anaphore, un côté présentant le futur avec une allitération en s et l'autre le passé rendent l'argument implacable, indémontable, et pourtant l'entendement de Roxane passera outre les blessures du cœur dans la troisième partie qui tient compte de l'irrationnel des passions, dont elle prend enfin conscience chez elle et chez les autres. Ainsi, Roxane essaie dans la deuxième partie surtout d'unir son Moi blessé et se sert de la raison pour panser le cœur, mais cette même raison se retourne contre elle par la suite dans un accès de lucidité. Cette tentative désespérée d'union du Moi n'aboutit pas. En raison de cette scission naît inconsciemment du personnage une culpabilité écrasante qui transparaît au travers du texte. [...]
[...] Egalement en disant que Bajazet eût pu être effrayé par l'offre de son hymen (vers 1092), cela fait inévitablement penser à un fils effrayé des désirs incestueux d'une mère vampirisante. Roxane évoque alors une chaîne amoureuse fatale, où les situations se suivraient parallèlement : Amurat, qui a le pouvoir aime Roxane et le lui confie, Roxane a désormais le pouvoir, aime Bajazet et veut à son tour le lui confier. Cela apparaît dans le vers 1090 : Ai-je mieux reconnu les bontés de son Frère? [...]
[...] Mais si la rhétorique du discours est bien présente, il y'a bien d'autre part une parole labyrinthique, qui à l'image de l'atemporalité de la tragédie racinienne et de la sinuosité du sérail, effectue tours et détours. Ainsi le retournement de la seconde partie porte un voile sur la vérité, puis le re-retournement de la troisième partie venant rejoindre la première ouvre une autre porte, celle de la fatalité amoureuse (vers 1085). Le discours s'élance d'une intention à l'autre, comme dans les vers Le Sérail comme le discours est un lieu d'ombre sinueux, recouvert de voiles successifs, levés et rabaissés, de portes et de couloirs infinis où la terreur menace de surprendre à chaque instant (Orcan par exemple) Ces ombres se retrouvent dans la présence d'indéfinis : N'ai-je pas même entre eux surpris quelque regard ? [...]
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