Dans sa pièce Antigone présentée pour la première fois à Paris en février 1944, ANOUILH prolonge son interrogation de la réalité contemporaine à partir des mythes grecs. L'attitude de Créon, d'Ismène ou d'Antigone reflète les questions que se posaient les Français lors de l'Occupation : faut-il se résigner à une collaboration, même limitée, avec l'ennemi ou bien au contraire saisir l'occasion, offerte par le destin, de résister et reconquérir sa dignité bafouée ?
Par delà ce contexte historique, c'est une interrogation sur les conduites humaines, sur le débat permanent entre pragmatisme et idéalisme, entre droits de la conscience et raison d'état, entre soumission et révolte. D'où l'importance de l'affrontement des deux soeurs dès la première partie de la pièce ; puis la nécessité de discerner comment le personnage principal qu'est Antigone assume progressivement son rôle tragique.
I) Une scène d'affrontement entre deux soeurs :
Opposant deux membres d'une même famille, la rencontre entre Ismène et Antigone possède les caractéristiques d'une situation tragique. L'affrontement prend alors la forme d'une joute verbale s'appuyant sur les ressources du dialogue argumentatif. Mais la tension ne cesse de croître au long de cet échange, car la communication se révèle impossible.
1) Un conflit tragique :
La proximité des deux soeurs est d'abord soulignée par le pronom personnel au pluriel "nous" ("nous ne pouvons pas", "il nous ferait", "nous devons aller"). Antigone et Ismène semblent faire corps dans une solidarité d'intention. Leur langage aussi les rapproche comme un écho. Le mimétisme des formulations est frappant : huit fois dans notre extrait, les expressions d'Ismène sont reprises par Antigone avec les mêmes mots ("il nous ferait mourir / il doit nous faire mourir", "Je ne veux pas mourir / j'aurais voulu ne pas mourir", "Je réfléchis / il ne faut pas trop réfléchir", "Je comprends un peu / je ne veux pas comprendre un peu", "Il est le roi / je ne suis pas le roi", "Il faut qu'il donne l'exemple / il ne faut pas que je donne l'exemple", "J'ai raison / je ne veux pas avoir raison", "Essaie de comprendre / toujours comprendre". Le spectateur finirait par croire qu'il s'agit d'une seule personne en train de délibérer, ou à défaut de soeurs jumelles (...)
[...] la tension s'exacerbe encore en faisant appel à tous les procédés du registre polémique. Antigone semble vouloir clore le débat avec la construction en chiasme : pronom personnel moi - proposition négative je ne suis pas le roi proposition négative il ne faut pas que je donne l'exemple - pronom personnel moi A ces injonctions, Ismène répond par des apostrophes ironiques Allez ! Allez ! et se laisse aller à la caricature d'Antigone tes sourcils joints, ton regard droit devant toi La vivacité de l'échange est enfin marquée par plusieurs points d'exclamation désobéir ! [...]
[...] Alors qu'Ismène temporise, cherche des prétextes - et Antigone le lui reprochera plus tard dans la pièce elle-même a déjà pris ses distances. Ses négations répétées il ne faut pas je ne veux pas je ne suis pas la litanie du verbe comprendre montrent qu'elle a déjà quitté le versant de la tergiversation : ce qui semblait impossible avant devient inéluctable après. Ce qui apparaissait comme une sorte de résignation qu'est-ce que tu veux que nous y fassions ? s'est métamorphosé en un véritable processus d'acceptation. [...]
[...] Antigone aime la vie : Antigone se voit, et les autres la voient, comme une jeune femme sensuelle, instinctive et passionnée. A plusieurs moments de la pièce, elle s'appuie sur le registre lyrique pour faire état de ses sensations. Ainsi, dans sa longue tirade finale, elle se réfère à trois principaux sens : le toucher toucher à l'eau l'eau fuyante et froide se baigner le goût manger boire la vue la belle eau cela tache les robes La richesse de son ressenti se traduit non seulement par une multiplicité de perceptions contrastées eau froide / quand on a chaud courir dans le vent / tombe par terre mais aussi de sentiments complémentaires donner au mendiant / accueillir la vie). [...]
[...] Par delà ce contexte historique, c'est une interrogation sur les conduites humaines, sur le débat permanent entre pragmatisme et idéalisme, entre droits de la conscience et raison d'état, entre soumission et révolte. D'où l'importance de l'affrontement des deux sœurs dès la première partie de la pièce ; puis la nécessité de discerner comment le personnage principal qu'est Antigone assume progressivement son rôle tragique. Une scène d'affrontement entre deux soeurs : Opposant deux membres d'une même famille, la rencontre entre Ismène et Antigone possède les caractéristiques d'une situation tragique. [...]
[...] Dans notre passage, les didascalies ne s'appliquent qu'à Antigone. ANOUILH a ainsi imposé à l'acteur qui joue le personnage une retenue dans l'expression de sa petite voix doucement elle achève doucement En s'affichant comme l'aînée c'est-à-dire celle qui est plus plus que toi plus pondérée plus souvent que toi celle qui fait bien bien pensé bien réfléchi Ismène enferme sa jeune soeur dans une position d'infériorité. Antigone ne peut donc qu'intérioriser cette faiblesse congénitale en se considérant comme la petite Antigone depuis que je suis toute petite A divers moments, sa façon de parler corrobore son rattachement à l'univers de l'enfance, que le dialogue précédent avec la nourrice avait déjà illustré : langage qui emprunte des tournures familières elle n'avait qu'à ne pas désobéir il y a des fois où la sale bête, l'entêtée, la mauvaise des expressions enfantines c'est bien fait pour elle on la met dans un coin comme une gamine punie pour une bêtise Simultanément, ce niveau de langue la rapproche de nous, davantage que l'Antigone de Sophocle qui ne se départ jamais d'une langue noble. [...]
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