« J'en ai marre d'être l'auteur de l'Étranger seulement », déclarait Camus de manière agacée juste avant sa mort en parlant de la Chute, roman qu'il considérait comme le plus personnel et peut-être le plus réussi. Lire une oeuvre reconnue par tous comme atypique pose bien des problèmes, car cela remet en cause notre confortable vision de « Camus = absurde ». La Chute est une oeuvre qu'il faudrait comparer à un tableau cubiste aux faces multiples, une oeuvre chargée d'intertextualité manifeste — Dante, Baudelaire, la Bible — et aussi, plus subtilement peut-être, de règlement de comptes en forme de sous-entendus. Ceci explique le ton souvent acerbe, drôle ou cynique du héros-narrateur, Jean-Baptiste Clamence, mais cela nous oblige à une incursion dans la vie de Camus et dans ses relations avec les intellectuels de l'époque, c'est-à-dire le groupe des existentialistes que dominait Jean-Paul Sartre.
[...] Un homme qui réfléchit ne peut pas être heureux. Tout cela transparaît dans la chute de Clamence, qui croyait au bonheur, vivait en direct nageait dans la plénitude de son moi Et curieusement, alors que nous pourrions penser que la transformation du moi qui se contente d'être en je celui qui ordonne et réfléchit s'interpréterait comme une sublimation, comme une émergence de l'être à la conscience, il n'en est rien dans la Chute : c'est à partir du moment où Clamence s'ouvre à l'Autre par l'intermédiaire de la mort, puis du rire (ce qui fait imploser tout le côté dramatique de l'expérience), qu'il quitte la plénitude de son moi qu'il descend dans l'insatisfaction totale, hors celle de parler, d'attendre le client qui ouvrira la digue de ce long monologue. [...]
[...] De plus, le juge-pénitent demande à son interlocuteur de décliner sa profession. Celui-ci est avocat, comme lui, un homme de mots, comme nous, qui pourra prendre le relais de la parole asséchée de Clamence lorsqu'il aura chu à son tour. Par contrecoup, le lecteur se retrouve dans la peau de Clamence, tout comme le Horla, par le souffle, se substituait au narrateur de Maupassant, ou dans celle de Baudelaire : Hypocrite lecteur mon semblable mon frère ! Si bien que le miroir dans lequel Clamence s'est regardé, c'est vous qu'il reflète maintenant, donnant ainsi à la structure la perfection du cercle platonicien ou la profondeur de la réflexion hugolienne, dans les Contemplations : [ . [...]
[...] Bonheur et conscience 1. Chute biblique contre bonheur terrestre Le premier sens qui vient à l'esprit pour chute est celui de la Genèse : l'exclusion de l'homme hors du jardin d'Éden, d'où l'impossibilité spirituelle d'accéder au bonheur pour celui qui a volé à Dieu la connaissance. C'est donc l'accès à la conscience qui fait choir l'homme de son état plein à son état vide Dans cet écartèlement entre la grandeur et la misère, nous reconnaissons bien sûr la malédiction biblique qui nous condamne à être malheureux jusqu'à la fin des temps, mais également la conception pascalienne du malheur de l'homme sans Dieu. [...]
[...] Un narrateur-Horla Ce qui frappe, en premier lieu, c'est l'attaque de l'incipit : Puis-je, monsieur, vous proposer mes services [ . ] ? Aucun écran, aucune préface, aucune épigraphe. Nous recevons le texte en direct comme Clamence, la vie. Dès le départ, nous sommes embarqués comme dirait Céline, et peut-être le refus de numérotage des chapitres, qui caractérise déjà en 1932 la descente aux Enfers du Voyage au bout de la nuit, n'est-il pas un hasard. Plus contemporain de Camus, ce vous implicateur apparaît aussi dans l'incipit de la Modification de Butor : Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre ainsi que dans celui de l'œuvre citée dans le récit page 63, mais qui date, elle, du XVIIIe siècle : Lettres de la religieuse portugaise. [...]
[...] Il est plein comme il le dit lui-même, son moi est en parfaite adéquation avec le monde. Ce n'est qu'après le rite de passage, si l'on veut ainsi interpréter la chute du corps dans l'eau ou la chute du corps dans l'esprit ! qu'il rétrécit et que le doute peut s'immiscer, tel un cancer, dans l'enveloppe soudain lâche pour y secréter une conscience. C'est donc maintenant qu'il est nécessaire d'explorer la symbolique des noms et des lieux dans le récit. [...]
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