L'épisode dont il va être question ici est celui de la dernière aventure d'Erec avant son couronnement. Il s'agit d'une épreuve appelée "Joie de la Cort", joie de la Cour : elle a été présentée par Guivret aux v. 5379-5417. Guivret s'est montré réticent à lui en parler, sachant qu'Erec est un chevalier avide de prouver sa vaillance, mais devant l'insistance de son interlocuteur, il est obligé de le faire : il s'agit d'une "avanture" "molt perilleuse et dure", tentée par de nombreux chevaliers qui ne sont jamais revenus.
L'épreuve qualifiante est un topos du roman de chevalerie. Elle est souvent teintée de merveilleux et doit permettre au chevalier de faire une démonstration de sa force physique, de son courage et de sa connaissance du code chevaleresque. Cet épisode semble respecter la tradition, nous y assistons à un combat épique dont le déroulement est conforme à nos attentes.
Et pourtant, l'aventure nous semble problématique à plusieurs égards. D'abord, elle est assez peu motivée : depuis la parole malheureuse d'Enide, "con mar fus !", qui a déclenché le début des aventures, les épreuves semblaient avoir comme fonction de permettre la réunion du couple. Or, c'est chose faite à ce stade du récit. A l'issue de l'épisode précédent, où Enide rejette fermement de comte de Limors et son mariage forcé, Erec s'est dit convaincu de l'amour que lui porte sa femme. Avant l'aventure de la Joie de la Cour, les amants se sont retrouvés au cours d'une nuit d'amour très harmonieuse, après avoir longtemps dormi séparés. La question se pose donc : à quoi sert cette dernière épreuve ? Pourquoi est-elle nécessaire ?
Ensuite, au cours de cette épreuve, malgré son apparent respect de la tradition, nous voyons apparaître des éléments troublants, qui nous montrent que Chrétien de Troyes interroge et travaille deux motifs, l'un qui appartient à la tradition épique, celle du roman de chevalerie (le combat) et l'autre qui se réfère à la fin'amor, le don contraignant (...)
[...] Il défie Erec en lui reprochant de s'être trop approché de son amie : 5857-5861 Vasax ! Vasax ! Fos estes, se ge soie sax, qui vers ma dameisele alez. Mien escïant, tant ne valez que vers li doiez aprochier Vassal, vassal ! Vous êtes fou, sur le salut de mon âme, d'avancer vers ma demoiselle. Votre valeur, que je sache, ne vous permet pas d'approcher d'elle De façon étonnante, le début du combat est pourtant retardé : Erec répond au défi qui lui est lancé par un commentaire sur la parole de Maboagrain. [...]
[...] En effet, il accuse Maboagrain de parler trop légèrement, discours sur lequel je reviendrai plus tard. A l'inverse, notons qu'Erec se présente comme celui qui se tait : 5872 je suis cil qui se teira Le récit de Maboagrain, qui nous est présenté comme clef de l'énigme, est justement un récit qui porte sur une parole trop légère, à savoir se lier par une promesse dont on ignore le contenu. Maboagrain précise qu'il n'aurait jamais contracté une telle obligation s'il en avait connu la nature : ja ne l'eüsse je plevi (v. [...]
[...] La description du combat insiste sur l'ardeur des chevaliers, sur leur force physique : on trouve des recours fréquent à des structures consécutives, si se fierent par tel angoisse / que l'une et l'autre lance froisse se fierent granz cops et nuisanz sor les hiaumes . si que trestoz les escartelent li uns l'autre sache et detire, si que sor les genoz s'abatent et la mention traditionnelle de la durée fort longue du combat : (v. 5948-49) Ensi longuemant se conbatent / Tant que l'ore de nonne passe Deux éléments nous paraissent pourtant contredire l'aspect glorieux de cette lutte acharnée. Le premier est l'insistance curieuse sur la douleur physique des chevaliers. [...]
[...] Le récit de Maboagrain vient confirmer cette idée. Celui- ci en effet se défausse de sa responsabilité en parlant des chevaliers qu'il a tués : 6062-64 de ce ne me poi ge garder, / se ge ne volsisse estre fax / et foi mantie et deslëax Je ne pouvais m'en garder, sous peine d'être félon, parjure et déloyal En effet c'est pour respecter le code chevaleresque qu'il a combattu avec toute la force dont il était capable : le contraire aurait été déshonorant. [...]
[...] J'aimerais y revenir, pour évoquer la fonction de la promesse dans le contexte féodal. Le respect de la promesse donnée fait partie des exigences qui s'imposent au chevalier : le don contraignant pourrait être compris comme une imitation du serment féodo-vassalique. De la même manière que la dame occupe par rapport à son amant la position du suzerain par rapport à son vassal, le don contraignant les lie l'un à l'autre et rompre la promesse équivaut à être un traître, un baron félon comme on en trouve beaucoup dans les romans médiévaux. [...]
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