Le Spleen, la rate des anglophones (et des anglophiles), organe qui déverse l'humeur noire, l'amère bile de la mélancolie… Le mot est un héritage romantique. Baudelaire se l'approprie, le fait sien, en l'intériorisant au sein de son univers poétique, en le liant intimement à son art. Le Spleen devient ainsi un mot de passe baudelairien.
Mais quelle est la place de cette rate dans l' « organisme » poétique, dans la création des Fleurs du mal ? Elle donne son nom à la partie inaugurale du recueil, « Spleen et Idéal », où nous pouvons d'emblée pressentir la tension constitutive, première, entre ces deux instances, l'ambivalence inhérente à ces « fleurs maladives ». A l'intérieur de la partie, à partir des pièces LXXV à LXXVIII, se déploie une tétralogie de poèmes qui portent tous le même titre : « Spleen ». Pourquoi choisir précisément de nommer ces quatre pièces « Spleen », alors que l'humeur noire semble irriguer, d'une manière ou d'une autre, l'ensemble de l'œuvre ? Ce quartetto composerait l'apothéose du Spleen, quatre solos de l'ennui existentiel, quatre variations sur le même thème. Nous étudierons une d'elles, le deuxième volet du Spleen : J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans…
[...] Nous pouvons même considérer l'expression comme étant un oxymore, matière corps heurtant vivante le principe de vie étant l' âme - Le sujet réduit à l'infime granit (v.20) révèle l'insignifiance de celui qui désirait tant signifier. En outre, les signes sont brouillés dans un lieu foncièrement étranger (malgré l'écho à pyramide v.6), d'un exotisme cauchemardesque. Le lieu est éminemment imaginaire le Sahara v.21 croise des brumes nordiques), vague (v.20) comme un songe, vague comme le Spleen, vague comme la vie. Vivante rime avec épouvante Le granit est comme une citadelle assiégée. [...]
[...] Commentaire de la quatrième phrase (v.15 à 18) - L'ennui substitue le je dans cette partie. Il s'érige en instance suprême, sinistre allégorie, souligné par sa place au début du vers 16 et par la virgule qui le détache, qui sacre sa puissance morose. Ce vers lui est tout entier dédié. L'ennui est alors désigné par la périphrase fruit de la morne incuriosité il naît d'une vague nonchalance, monotonie morne et stagnante, n'admet pas d'extrêmes, ni de variations) et renfermement indifférent sur soi, rien ne capture l'attention de l'incurieux excepté sa propre incuriosité - L'ennui est posé comme un absolu, délié de tout, car rien n[e l'] égale Il est exclu du système jusqu'alors régnant des analogies. [...]
[...] Dès lors, trois parties se distinguent : - la première n'est constituée que d'un alexandrin et d'une phrase grammaticale. Elle fonctionne comme une formule magique, détachée du flux de paroles, car c'est elle qui permet d'initier la sorcellerie évocatoire - la deuxième est plus dense. Sur 13 alexandrins s'étendent une accumulation d'objets disparates et une superposition de lieux tous les deux métaphoriques. Cette profusion d'évocations s'inscrit dans une volonté de définir le sujet poétique - la troisième est orchestrée en 10 alexandrins et quitte la saturation angoissée du sujet pour nous laisser entrevoir des figures autres et énigmatiques l'ennui (v.17) mis en exergue par la virgule et par sa position en début de vers, ennui qui est une triste parodie de l' immortalité (v.18) et le sphinx (v.22). [...]
[...] Le lyrisme serait d'après Victor Brombert une dépersonnalisation Baudelaire va plus loin, vers une désubjectivation Ce dessaisissement peut être perçu dans l'adjectif Seuls (v.14), qui sonne curieusement comme Spleen mis en relief par la virgule et par le rythme de l'alexandrin qui s'ensuit. Seuls désigne ici les pastels et les Boucher (v.13). Les objets sont seuls dans ce monde. Le je n'est plus là. Il disparait sous le décor qu'il a lui-même crée. Il est volatile et s'évapore comme l'odeur d'un flacon débouché (v.14). [...]
[...] Conclusion Baudelaire est parfois considéré comme un poète-charnière, le dernier classique et le premier moderne Son esthétique et le lyrisme qui en découle inspirent et interrogent toujours sa postérité. La place du Spleen est aussi déconcertante. Si le Mal, sous ses différentes formes, peut créer du Beau : de quel Beau s'agit-il? Est-ce toujours une promesse de bonheur comme l'écrit Stendhal ? Est-ce un bonheur immoral, ou plus précisément, amoral (d'où le procès subi par Baudelaire) ? Quelles frontières pouvons- nous tracer entre la poésie et la vie, l'art et la morale, l'idéal esthète et sa matière, la fascination du Mal et son vécu ? [...]
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