On peut aborder la définition de la littérature par le biais de l'étude des textes acceptés comme littéraires. La littérature serait alors l'idée surplombant le corpus des textes regroupés sous l'appellation de « classiques ». Ce corpus est en constante recomposition, mais celle-ci est différée par rapport à la production des textes, car c'est la modernité d'un texte qui préside à son entrée dans les classiques celle-ci se mesure à l'aune d'une nouveauté parfois difficile à saisir immédiatement.
Ainsi Barthes écrit-il : « Chaque écrivain qui naît ouvre en lui le procès de la littérature ; mais s'il la condamne, il lui accorde toujours un sursis que la littérature emploie à le reconquérir ; il a beau créer un langage libre, on le lui renvoie fabriqué, car le luxe n'est jamais innocent : et c'est de ce langage rassis et clos par l'immense poussée de tous les hommes qui ne le parlent pas qu'il lui faut continuer d'user ».
La création littéraire serait donc le fruit d'un combat, celui de la liberté d'un homme, contre le corpus de l'ensemble des créations littéraires ayant avant lui utilisé le langage pour la production de textes, condamné par l'écrivain. L'instant de l'écriture est celui de la victoire de l'écrivain sur la littérature ; mais celui de la lecture est celle de la littérature sur l'écrivain : le « luxe » de cette liberté produit une complexité textuelle refusée par les autres acteurs de la scène littéraire, les lecteurs.
Pourtant, si les lecteurs ne parlent pas le langage libre, ils ne parlent pas non plus « ce langage rassis et clos », le « langage fabriqué ». Quel langage ont donc en commun l'écrivain et le lecteur ? Comment la compréhension d'une œuvre reste-t-elle possible ? Si celle-ci est vouée à l'échec, pourquoi donc « faut » -il utiliser le langage « rassis et clos » ? De quelle « poussée » cela découle-t-il ?
[...] L'écrivain crée un nouveau code, langage libre, mais la clé pour le décoder est incluse dans le texte. Le lecteur lit donc le texte sans la clé, avec pour seul outil sa connaissance du code fabriqué par les prédécesseurs, qu'il applique au nouveau texte. Or, les combinaisons infinies de la syntaxe et l'inconscience de l'opération de décodage chez le lecteur peuvent ne rendre absolument pas manifeste l'écart linguistique opéré par le recodage ; ainsi, le nouveau message peut parfois être lu également par la superposition d'un code ancien. [...]
[...] Il y a donc autant de décodages que de lecteurs, et si en effet aucun homme ne parle le langage que l'écrivain crée, c'est moins pour des raisons de dépassement du corpus mis en accusation dans le procès de la littérature, que pour des faits sociolinguistiques découlant de l'histoire de la civilisation. Les autres écrivains, qui eux aussi voient aussi le langage, ainsi que les critiques, et les linguistes, au moins, n'échappent pas non plus à la cécité partielle. Lecteurs avertis, ils ne possèdent cependant pas non plus la clé avant d'avoir lu et étudié l'œuvre : le moment de la première lecture est donc victoire du langage fabriqué. [...]
[...] Le langage libre de l'écrivain est fabriqué par cet écrivain, dans le double objectif de délivrer un message sur le monde pour libérer l'homme qui le reçoit, et de libérer le langage des anciennes formes pour lui permettre de rendre compte du monde nouveau. Il est en effet nécessaire de réinventer la langue pour rendre compte d'un réel qui mute, et la première réinvention est lexicale. Le langage n'est pas clos : l'utilisation et la création de néologismes l'enrichissent en permanence, parfois avec une très grande précision, qui transcende les écarts interprétatifs que nous avons analysés précédemment. [...]
[...] Or, découlant de la même rencontre de deux histoires du langage, l'une émettrice, l'autre réceptrice, que l'acte de communication textuel, l'acte de communication orale suppose donc le même échec de la compréhension, bien que moins perceptible, car exercé sur des messages qui ne recherchent pas la production de forme. Mais la production de forme, si elle complexifie le message, sert sa compréhension en adjoignant au signifié des signifiants qui lui sont adaptés. Ainsi, même si des codes étrangers seront d'abord appliqués à la lecture de ces formes, l'écrivain peut y insérer les indices de l'erreur du lecteur, et les éléments permettant une lecture adaptée, grâce au travail et à la construction permise par le temps. [...]
[...] Le sursis est le temps qui s'écoule entre la réception du texte achevé par le lecteur et la mise au jour de sa genèse par les recherches littéraires. L'instant de l'écriture est celui de la victoire de l'écrivain sur la littérature ; mais celui de la lecture est celui de la littérature sur l'écrivain : le luxe de cette liberté produit une complexité textuelle refusée par les autres acteurs de la scène littéraire, les lecteurs. Ceci est rendu possible par l'existence d'un dénominateur commun entre la foule anonyme des lecteurs et l'écrivain unique, le langage utilisé. [...]
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