En publiant en 1861 une nouvelle édition des Fleurs du Mal, Baudelaire noircit encore une poésie déjà très sombre, mais qui laissait entrevoir un espoir en 1857 : la première section du recueil, "Spleen et Idéal", illustrant la lutte entre les deux postulations qui déchirent le poète, se terminait en effet sur la guérison des fatigues de l'esprit (cf. La pipe) ; mais avec L'Horloge en 1861, la dépression du spleen est finalement toute victorieuse : "Meurs, vieux lâche ! il est trop tard !", dit le dernier vers. Chant d'automne, écrit en octobre 1859, est ajouté à la cinquante-sixième place dans cette section, après Causerie, formant une cohérence thématique autour de Marie Daubrun, dont Baudelaire est tombé amoureux. Ce poème fait bien partie des ajouts consacrés à l'obsession de la chute et aux ravages de l'ennui, mais le poète semble parvenir ici à conjurer le mal : quatre quatrains disent d'abord les angoisses ressenties par le poète, que les trois quatrains suivants cherchent à apaiser par la présence féminine. Nous verrons d'abord que dans ce poème l'automne fait surgir et se déployer le spleen, et sentir la nécessité d'un réconfort ; nous montrerons ensuite que ce "chant" opère une transformation, du tragique à l'élégiaque : réussite apparente et ambiguë de l'apaisement recherché. Ce poème de la circonstance, qui s'élève à la métaphysique et place les pouvoirs de la poésie au-dessus de ceux de la femme, renouvelle la tradition romantique - c'est ce que nous analyserons dans un troisième temps.
I) Un poème sur les angoisses liées à l'automne : invasion du spleen, et quête d'un apaisement
A. Les manifestations du spleen
1) Impressions sensibles du spleen
- C'est un bruit qui fait pénétrer le spleen dans l'esprit du poète, celui du bois qu'on coupe pour l'hiver : les vers 3-4 contiennent trois mots de nature différente pour exprimer ce bruit : le verbe "entendre", en tête de vers, le nom "chocs" bref et expressif, et l'adjectif long "retentissant" qui semble démultiplier le son. Ces vers, par les sonorités dures (allitérations en [t], [p], [k]), et par l'enjambement qui met bien en valeur l'hémistiche du vers 4, semblent noyer le Je initial dans un bruit continu et agressif, et sur un rythme 2/4/6 qui va s'amplifiant. L'adjectif "funèbres", accentué en fin de vers, est un indice évident de la manifestation du spleen (...)
[...] - Mais chez aucun Romantique l'évocation de l'automne n'atteint ces sommets visionnaires : l'expression devient fantastique dans la première partie, parce qu'elle creuse le délire. On est très loin des complaisances et des clichés, et le poème est bien plus qu'un memento mori. D'abord, parce que l'automne est soumis à la pulsion de l'analogie propre à la poésie de Baudelaire, analogie qui devient terriblement systématique dans les poèmes du spleen ; elle devient un rapport qui emprisonne le poète dans ses visions les plus sombres : comme le soleil ( ) Mon cœur ne sera plus qu[e] Mon esprit est pareil à Le poème construit, surtout dans la première partie, des analogies inédites et macabres. [...]
[...] Il y a donc un mélange d'angoisse à l'idée du temps qui passe et de nostalgie. - Les temps employés soulignent cet aspect mais montrent aussi la crise du poète dans son déroulement. On trouve bien sûr du futur, celui d'une certitude sinistre plongerons ne sera plus que On ne trouve qu'un seul imparfait : C'était au v.15, alors que le regret du passé pouvait en laisser attendre davantage. Le temps le plus employé est le présent de l'indicatif, très significativement (et le futur proche est exprimé par un présent au v.5 : va rentrer : l'angoisse est vécue dans l'instant par le poète, dans un présent qui s'immobilise autour du spleen : les impressions sensibles sont au présent, l'imagination délirante et lugubre se développe au présent. [...]
[...] Ce bruit mystérieux sonne comme un départ. II J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre, Douce beauté, mais tout aujourd'hui m'est amer, Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer. Et pourtant aimez-moi, tendre cœur ! soyez mère, Même pour un ingrat, même pour un méchant ; Amante ou sœur, soyez la douceur éphémère D'un glorieux automne ou d'un soleil couchant Courte tâche ! La tombe attend ; elle est avide ! Ah ! [...]
[...] D'un simple point de vue arithmétique, la seconde ne peut faire oublier l'importance du développement de la première : la crise spleenétique ne peut être tout à fait conjurée par la présence de la femme, laquelle n'est qu'un espoir, puisqu'elle est appelée, implorée, mais n'est pas réalisée. - Le poème semble composé de deux poèmes autonomes, tous deux constitués par un temps présent, entre l'imminence et l'urgence. En effet, la première partie paraît se refermer sur les deux derniers vers : C'était hier l'été ; voici l'automne ! [...]
[...] Le nom bloc enfin, par sa sonorité, sa brutalité, semble tuer toute image traditionnelle du cœur, siège des sentiments par exemple. - Mais le poème contient de nombreuses images très directes de la mort : annoncée par l'adjectif funèbres dès le v.4 (et la rime signifiante avec ténèbres la mort apparaît dans l' échafaud (v.10), dans la tombe (v.25), et dans le vers 14, presque hallucinatoire : Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part. L'image est développée car elle prend l'aspect d'une petite scène fugace, et le rythme des deux vers le montre : 4 / 8 puis 12. [...]
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