Le texte de Joël Pommerat, <em>Cercles et Fictions</em>, nous plonge au coeur d'une oeuvre des plus inattendues : nous nous perdons dans un océan théâtral où tourbillonne sept récits vers un point névralgique qui semble aux premiers abords trouble et indistinct. En effet, chacune de ces histoires se déroule à des périodes disparates - l'intervalle historique se déployant entre les années 1370 à 2009 - fil temporel sur lequel l'auteur se plaît à errer de façon discontinue et non chronologique : nous pouvons suivre par exemple les aventures d'un chevalier du Moyen-Âge, les différents affres d'une famille bourgeoise du début du XXe siècle, ou encore une scène cocasse dans une agence de la ANPE où la tristesse sociale y est sublimée par l'absurde et le rire. L'extrait sur lequel nous allons nous attarder plus attentivement est le dénouement de la sixième histoire : un homme, au sortie d'une soirée passée en boîte de nuit, se retrouve dans un parking face à deux clochardes. L'une d'elle, se présentant comme la Belle au bois dormant, sorte de fée clochette en loques et à l'hygiène douteuse, prophétise sur l'avenir de notre personnage : elle lui promet les vertiges de la Grandeur. Le seul hic, c'est qu'il doit baiser avec elle pour que cela se réalise. Le lendemain, revenu chez lui, sa femme lui apprend le décès d'un de ses collègues : l'homme est promu. Croyant alors rêver, le personnage se voit pousser par sa femme à retourner sur les lieux : il retrouve la clocharde, le schéma se répète. Notre étude va porter sur ces derniers instants où, l'homme, déchiré entre la possible amoralité de son acte et la volonté de reconnaissance sociale, va retourner une dernière fois voir la sans-abris pour s'unir avec elle : il revient abattu à son appartement et attend avec angoisse, en compagnie de sa femme, la sonnerie du téléphone. Nous voyons donc ici, que cette histoire se place sous la lumière du fantastique : accouplant un monde moderne - représenté par l'homme - avec un univers de contes de fées - figuré par la sans-abris - l'auteur créé, réorganise et enfante un nouveau Cosmos-littéraire qui apparaît à nos yeux comme le fruit de cette union étrange. Quels sont donc les enjeux d'une telle réorganisation ? Mais aussi, quels éléments, d'un point de vue narratif ou critique, émergent de cette création ? Pour y répondre, nous étudierons dans un premier temps intitulé "Et Pommerat créa le Monde...", les différents points narratifs importants des deux scènes, puis, dans un second temps, que ce passage nous met face à un texte vivant et vivifiant (...)
[...] Noir. Nous voyons ici que les didascalies font parties du monde du silence: elles ne participent pas à l'avancée narrative et dialogique du récit mais sont présentes dans un but purement descriptif. On peut le voir en effet encore dans les répliques ci-dessous: LA FEMME. Tu parles pas ? (Il ne répond pas.) Je comprends. (Il ne dit rien.) Si ça s'est passé . comme on avait imaginé . ne dis rien . sinon dis-moi quelque chose s'il te plaît. [...]
[...] En effet, à différents niveaux textuels, cet extrait semble être possédé par un souffle, une vivacité que l'on retrouve seulement dans les conversations de la vie courante: l'écriture, la réécriture même du langage sous un format littéraire, relève de l'imitation, de la mimésis platonicienne, dans laquelle le lecteur ne peut se détacher totalement de l'idée d'une falsification de la langue, d'une restructuration grossière et parfois mensongère de celle-ci. Cependant, l'artificiel ne parait pas avoir prise dans ce passage. Cette sensation trouve son origine dans l'utilisation du langage familier par les deux personnages. Plus précisément, par exemple, dans l'élision du ne dans les négatives ou encore dans l'utilisation de termes vulgaires ou d'expressions familières: LA FEMME. [...]
[...] 5 Cercles/Fictions de Joël Pommerat, étude de la sixième histoire p. 73-75 [ . Dans cette réplique nous constatons parfaitement la notion de sacrifice: le personnage, ayant touché la sans-abris, se voit marqué à jamais de cette odeur, de ce souvenir qui le hante et le poursuit (il est en état de choc constant durant la seconde partie de l'extrait). De plus, cette odeur et l'allure de la clocharde font signes et extériorisent, mettent à vif, la structure d'un système de hiérarchisation sociale qui nous est décrit comme malodorante et vectrice de tristesses. [...]
[...] Tu es extraordinaire. LA FEMME (hésitante). Tu l'as vraiment fait ? . ou tu l'as fait . seulement à moitié ? . (L'homme la regarde avec colère. Elle, froide Alors le téléphone va sonner va sonner . et c'est tout . [...]
[...] Mais ne pouvons nous pas voir dans cet effacement, cette indéfinition troublante des contours des personnages, une réorganisation du cosmos narratif, spatiale et temporelle de l'histoire? Avant d'entrer plus en avant dans ce questionnement, nous constatons un effet de focalisation spatiale dans l'extrait: la première partie de la scène se déroule dans un parking, espace donc ouvert, impersonnel et social. L'homme marche dans le parking. Noir. En revanche, la seconde partie se déroule dans une chambre à coucher, espace clos, personnel, voire intime et intimiste, comme le démontre la didascalie introductive de la scène: Appartement. [...]
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