Céline, "Voyage au bout de la nuit", "La pourriture du monde colonialiste"
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Commentaire composé semi-rédigé du passage "La pourriture du monde colonialiste" extrait de Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline.
Sommaire
I) Un spectacle d'humour noir
A. Une scène de théâtre B. Le personnage du récolteur
II) La signification générale de la scène
A. La portée satirique du texte B. L'écriture célinienne
Conclusion
Passage analysé
Nous trinquâmes à sa santé sur le comptoir au milieu des clients noirs qui en bavaient d'envie. Les clients c'étaient des indigènes assez délurés pour oser s'approcher de nous les Blancs, une sélection en somme. Les autres nègres (1), moins dessalés (2), préféraient demeurer à distance. L'instinct. Mais les plus dégourdis, les plus contaminés, devenaient des commis de magasin. En boutique, on les reconnaissait les commis nègres à ce qu'ils engueulaient passionnément les autres Noirs. Le collègue au « corocoro » achetait du caoutchouc de traite, brut, qu'on lui apportait de la brousse, en sacs, en boules humides. Comme nous étions là, jamais las de l'entendre, une famille de récolteurs, timide, vient se figer sur le seuil de la porte. Le père en avant des autres, ridé, ceinturé d'un petit pagne orange, son long coupe-coupe à bout de bras. Il n'osait pas entrer le sauvage. Un des commis indigènes l'invitait pourtant : « Viens, bougnoule (3) ! Viens voir ici! Nous y a pas bouffer sauvage (4) ! » Ce langage finit par les décider. Ils pénétrèrent dans la cagna (5) cuisante au fond de laquelle tempêtait notre homme au « corocoro ». Ce Noir n'avait encore, semblait-il, jamais vu de boutique, ni de Blanc peut-être. Une de ses femmes le suivait, yeux baissés, portant sur le sommet de la tête, en équilibre, le gros panier rempli de caoutchouc brut. D'autorité les commis recruteurs s'en saisirent de son panier pour peser le contenu sur la balance. Le sauvage ne comprenait pas plus le truc de la balance que le reste. La femme n'osait toujours pas relever la tête. Les autres nègres de la famille les attendaient dehors, avec les yeux bien écarquillés. On les fit entrer aussi, enfants compris et tous, pour qu'ils ne perdent rien du spectacle. C'était la première fois qu'ils venaient comme ça tous ensemble de la forêt, vers les Blancs en ville. Ils avaient dû s'y mettre depuis bien longtemps les uns et les autres pour récolter tout ce caoutchouc-là. Alors forcément le résultat les intéressait tous. C'est long à suinter le caoutchouc dans les petits godets qu'on accroche au tronc des arbres. Souvent, on n'en a pas plein un petit verre en deux mois. Pesée faite, notre gratteur (6) entraîna le père, éberlué, derrière son comptoir et avec un crayon lui fit son compte et puis lui enferma dans le creux de la main quelques pièces en argent. Et puis : « Va-t'en! qu'il lui a dit comme ça. C'est ton compte !... » Tous les petits amis blancs s'en tordaient de rigolade, tellement il avait bien mené son business. Le nègre restait planté penaud devant le comptoir avec son petit caleçon orange autour du sexe. « Toi, y a pas savoir argent? Sauvage alors? que l'interpelle pour le réveiller l'un de nos commis, débrouillard, habitué et bien dressé sans doute à ces transactions péremptoires (8). Toi y en a pas parler « francé » dis ? Toi y en a gorille encore hein ?... Toi y en a parler quoi hein ? Kous Kous ? Mabillia (9) ? Toi y en a couillon ! Bushman (10) ! Plein couillon (11) ! Mais il restait devant nous le sauvage, la main refermée sur les pièces. Il se serait bien sauvé, s'il avait osé, mais il n'osait pas. « Toi y en a acheté alors quoi avec ton pognon ? intervint le « gratteur » opportunément. J'en ai pas vu un aussi con que lui tout de même depuis bien longtemps, voulut-il bien remarquer. Il doit venir de loin celui-là! Qu'est-ce que tu veux ? Donne-moi le ton pognon ! » Il lui reprit l'argent d'autorité et à la place des pièces lui chiffonna dans le creux de la main un grand mouchoir très vert qu'il avait été cueillir finement dans une cachette du comptoir. Le père nègre hésitait à s'en aller avec ce mouchoir. Le gratteur fit alors mieux encore. Il connaissait décidément tous les trucs (12) du commerce conquérant. Agitant devant les yeux d'un des tous petits Noirs enfants, le grand morceau vert d'étamine : « Tu le trouves pas beau, toi, dis morpion (13) ? T'en as souvent vu comme ça, dis ma mignonne, dis ma petite charogne, dis mon petit boudin, des mouchoirs ? » Et il le lui noua autour du cou, d'autorité, question de l'habiller (14). La famille sauvage contemplait à présent le petit orné de cette grande chose en cotonnade verte... Il n'y avait plus rien à faire puisque le mouchoir venait d'entrer dans la famille. Il n'y avait plus qu'à l'accepter, le prendre et s'en aller. Tous se mirent donc à reculer lentement, franchirent la porte, et au moment où le père se retournait, en dernier, pour dire quelque chose, le commis le plus dessalé qui avait des chaussures le stimula, le père, par un grand coup de botte en plein dans les fesses. Toute la petite tribu, regroupée, silencieuse, de l'autre côté de l'avenue Faidherbe (15) , sous le magnolier (16), nous regarda finir notre apéritif. On aurait dit qu'ils essayaient de comprendre ce qui venait de leur arriver. C'était l'homme du « corocoro » qui nous régalait (17). Il nous fit même marcher son phonographe.
(1) les autres nègres : tour expressif et populaire. (2) Dégourdis. (3) Nom donné par les Blancs du Sénégal aux Noirs autochtones, devenu par extension une appellation injurieuse de tous les Nord-Africains. (4) Caricature du langage enfantin prêté aux Nègres. (5) Argot militaire : cabane. (6) L'homme au corocoro, tenancier du magasin. (7) Honteux. (8) Qui détruit d'avance toute objection, sans réplique possible. (9) Tribu africaine du Mozambique. (10) « Homme de brousse », nom d'une peuplade noire d'Afrique australe qui vit dans des conditions très primitives. (11) Injure grossière. (12) Astuces (familier). (13) Gamin. (14) Tour familier : pour l'habiller. (15) Général et colonisateur français (1828-1889). Gouverneur du Sénégal sous le Second Empire, il se montra un administrateur efficace et généreux. (16) Arbre à fleurs blanches, très ornemental. (17) Qui offrait à boire.
Louis-Ferdinand CELINE, Voyage au bout de la nuit (1932)
I) Un spectacle d'humour noir
A. Une scène de théâtre B. Le personnage du récolteur
II) La signification générale de la scène
A. La portée satirique du texte B. L'écriture célinienne
Conclusion
Passage analysé
Nous trinquâmes à sa santé sur le comptoir au milieu des clients noirs qui en bavaient d'envie. Les clients c'étaient des indigènes assez délurés pour oser s'approcher de nous les Blancs, une sélection en somme. Les autres nègres (1), moins dessalés (2), préféraient demeurer à distance. L'instinct. Mais les plus dégourdis, les plus contaminés, devenaient des commis de magasin. En boutique, on les reconnaissait les commis nègres à ce qu'ils engueulaient passionnément les autres Noirs. Le collègue au « corocoro » achetait du caoutchouc de traite, brut, qu'on lui apportait de la brousse, en sacs, en boules humides. Comme nous étions là, jamais las de l'entendre, une famille de récolteurs, timide, vient se figer sur le seuil de la porte. Le père en avant des autres, ridé, ceinturé d'un petit pagne orange, son long coupe-coupe à bout de bras. Il n'osait pas entrer le sauvage. Un des commis indigènes l'invitait pourtant : « Viens, bougnoule (3) ! Viens voir ici! Nous y a pas bouffer sauvage (4) ! » Ce langage finit par les décider. Ils pénétrèrent dans la cagna (5) cuisante au fond de laquelle tempêtait notre homme au « corocoro ». Ce Noir n'avait encore, semblait-il, jamais vu de boutique, ni de Blanc peut-être. Une de ses femmes le suivait, yeux baissés, portant sur le sommet de la tête, en équilibre, le gros panier rempli de caoutchouc brut. D'autorité les commis recruteurs s'en saisirent de son panier pour peser le contenu sur la balance. Le sauvage ne comprenait pas plus le truc de la balance que le reste. La femme n'osait toujours pas relever la tête. Les autres nègres de la famille les attendaient dehors, avec les yeux bien écarquillés. On les fit entrer aussi, enfants compris et tous, pour qu'ils ne perdent rien du spectacle. C'était la première fois qu'ils venaient comme ça tous ensemble de la forêt, vers les Blancs en ville. Ils avaient dû s'y mettre depuis bien longtemps les uns et les autres pour récolter tout ce caoutchouc-là. Alors forcément le résultat les intéressait tous. C'est long à suinter le caoutchouc dans les petits godets qu'on accroche au tronc des arbres. Souvent, on n'en a pas plein un petit verre en deux mois. Pesée faite, notre gratteur (6) entraîna le père, éberlué, derrière son comptoir et avec un crayon lui fit son compte et puis lui enferma dans le creux de la main quelques pièces en argent. Et puis : « Va-t'en! qu'il lui a dit comme ça. C'est ton compte !... » Tous les petits amis blancs s'en tordaient de rigolade, tellement il avait bien mené son business. Le nègre restait planté penaud devant le comptoir avec son petit caleçon orange autour du sexe. « Toi, y a pas savoir argent? Sauvage alors? que l'interpelle pour le réveiller l'un de nos commis, débrouillard, habitué et bien dressé sans doute à ces transactions péremptoires (8). Toi y en a pas parler « francé » dis ? Toi y en a gorille encore hein ?... Toi y en a parler quoi hein ? Kous Kous ? Mabillia (9) ? Toi y en a couillon ! Bushman (10) ! Plein couillon (11) ! Mais il restait devant nous le sauvage, la main refermée sur les pièces. Il se serait bien sauvé, s'il avait osé, mais il n'osait pas. « Toi y en a acheté alors quoi avec ton pognon ? intervint le « gratteur » opportunément. J'en ai pas vu un aussi con que lui tout de même depuis bien longtemps, voulut-il bien remarquer. Il doit venir de loin celui-là! Qu'est-ce que tu veux ? Donne-moi le ton pognon ! » Il lui reprit l'argent d'autorité et à la place des pièces lui chiffonna dans le creux de la main un grand mouchoir très vert qu'il avait été cueillir finement dans une cachette du comptoir. Le père nègre hésitait à s'en aller avec ce mouchoir. Le gratteur fit alors mieux encore. Il connaissait décidément tous les trucs (12) du commerce conquérant. Agitant devant les yeux d'un des tous petits Noirs enfants, le grand morceau vert d'étamine : « Tu le trouves pas beau, toi, dis morpion (13) ? T'en as souvent vu comme ça, dis ma mignonne, dis ma petite charogne, dis mon petit boudin, des mouchoirs ? » Et il le lui noua autour du cou, d'autorité, question de l'habiller (14). La famille sauvage contemplait à présent le petit orné de cette grande chose en cotonnade verte... Il n'y avait plus rien à faire puisque le mouchoir venait d'entrer dans la famille. Il n'y avait plus qu'à l'accepter, le prendre et s'en aller. Tous se mirent donc à reculer lentement, franchirent la porte, et au moment où le père se retournait, en dernier, pour dire quelque chose, le commis le plus dessalé qui avait des chaussures le stimula, le père, par un grand coup de botte en plein dans les fesses. Toute la petite tribu, regroupée, silencieuse, de l'autre côté de l'avenue Faidherbe (15) , sous le magnolier (16), nous regarda finir notre apéritif. On aurait dit qu'ils essayaient de comprendre ce qui venait de leur arriver. C'était l'homme du « corocoro » qui nous régalait (17). Il nous fit même marcher son phonographe.
(1) les autres nègres : tour expressif et populaire. (2) Dégourdis. (3) Nom donné par les Blancs du Sénégal aux Noirs autochtones, devenu par extension une appellation injurieuse de tous les Nord-Africains. (4) Caricature du langage enfantin prêté aux Nègres. (5) Argot militaire : cabane. (6) L'homme au corocoro, tenancier du magasin. (7) Honteux. (8) Qui détruit d'avance toute objection, sans réplique possible. (9) Tribu africaine du Mozambique. (10) « Homme de brousse », nom d'une peuplade noire d'Afrique australe qui vit dans des conditions très primitives. (11) Injure grossière. (12) Astuces (familier). (13) Gamin. (14) Tour familier : pour l'habiller. (15) Général et colonisateur français (1828-1889). Gouverneur du Sénégal sous le Second Empire, il se montra un administrateur efficace et généreux. (16) Arbre à fleurs blanches, très ornemental. (17) Qui offrait à boire.
Louis-Ferdinand CELINE, Voyage au bout de la nuit (1932)
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Extraits
[...] Le caractère dramatique de l'action vient de ce que le malheureux récolteur reste absolument muet, victime du pouvoir du Blanc, symbolisé par le pouvoir des mots. Le personnage du récolteur Seules les descriptions nous rendent compte de ses pensées ou plutôt de ses attitudes. Son extrême misère est rendue par son manque d'individualité. Le dénuement matériel se double ici d'une indigence morale. Il n'a pas droit à un caractère individuel, seule son appartenance à la collectivité des colonisés est suggérée. [...]
[...] Dans cet extrait, se déroulant à Fort-Gono, capitale du pays, il est allé rendre visite à un collègue de la Compagnie qui l'emploie. Celuici tient un comptoir dans le quartier européen. Atteint d'une maladie de peau qui lui cause de pénibles démangeaisons, le corocoro il donne une image pitoyable de l'humanité et de la pourriture du monde colonialiste. Lecture Nous trinquâmes à sa santé sur le comptoir au milieu des clients noirs qui en bavaient d'envie. Les clients c'étaient des indigènes assez délurés pour oser s'approcher de nous les Blancs, une sélection en somme. [...]
[...] L'intention parodique se sert de moyens grossiers pour souligner sa thèse : Céline fustige le colonialisme en ayant recours à des procédés outranciers, presque simplistes. On peut remarquer que cette technique éminemment cinématographique est commune à d'autres romans de la même période. Ainsi, le romancier américain Dos Passos utilise-t-il une esthétique de l'émiettement et de la simplification visuelle pour représenter la dislocation du réel. La littérature populaire rejoint alors l'imaginaire esthétique de cette première moitié du XX ème sicle qui disloque, superpose, analyse, tord les proportions en un cubisme romanesque. [...]
[...] Gamin. Tour familier : pour l'habiller. Général et colonisateur français (1828-1889). Gouverneur du Sénégal sous le Second Empire, il se montra un administrateur efficace et généreux. Arbre à fleurs blanches, très ornemental. Qui offrait à boire. Louis-Ferdinand CELINE, Voyage au bout de la nuit (1932) Etude Un spectacle d'humour noir Une scène de théâtre L'action principale de cette scène en est l'achat malhonnête de caoutchouc brut à un indigène par un Blanc, colonialiste miteux, atteint d'une maladie de la peau. [...]
[...] Une de ses femmes le suivait, yeux baissés, portant sur le sommet de la tête, en équilibre, le gros panier rempli de caoutchouc brut. D'autorité les commis recruteurs s'en saisirent de son panier pour peser le contenu sur la balance. Le sauvage ne comprenait pas plus le truc de la balance que le reste. La femme n'osait toujours pas relever la tête. Les autres nègres de la famille les attendaient dehors, avec les yeux bien écarquillés. On les fit entrer aussi, enfants compris et tous, pour qu'ils ne perdent rien du spectacle. [...]