"Qu'on me haïsse pourvu qu'on me craigne" se serait exclamé Caligula tel que relaté par Suétone dans son fameux ouvrage La Vie des Douze Césars. C'est ce vertige de la toute-puissance que Camus revisite en 1944 lorsqu'il entreprend de publier son propre Caligula, pour l'enrichir au vu des enjeux contemporains. Cette oeuvre théâtrale, alternant entre tragique et grotesque, se nourrit d'éléments historiques se situant dans la Rome du début de l'ère chrétienne, pour mettre en exergue toute la faillite de l'Homme à trouver une réponse à l'absurdité du monde. Dès lors, il convient d'observer par quels procédés Camus fait du tyran Caligula le prototype de l'Homme absurde. Son impuissance face au destin est exposée à son paroxysme à la scène 2 de l'acte III. A la mort de sa soeur Drusilla, l'empereur, désemparé, ressent le besoin de compenser l'hostilité du monde, basculant dans la haine et frisant la démence. On assiste alors à travers cette scène à une mise en abyme du théâtre, Caligula s'érigeant en metteur en scène et maniant son monde comme un art dramatique. Ses joutes verbales fantasques et animées avec ses conseillers, Scipion et Hélicon, présentent d'une part un empereur en proie à l'absurdité métaphysique, et révèlent d'autre part l'intention politique de l'auteur.
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Le passage s'ouvre sur cette phrase prononcée telle une vérité générale par Hélicon, se faisant alors l'écho de Caligula : "Il n'y a qu'une façon de s'égaler aux dieux : ils suffit d'être aussi cruel qu'eux". Le ton est donné, sa cruauté catalysée par la mort de Drusilla, sera la meilleure arme de l'empereur. Elle l'affranchit d'une soumission aux dieux (par le blasphème : "J'ai pris le visage bête et incompréhensible des dieux" l.45) et du respect envers la personne humaine ("je ne la [la vie humaine] respecte pas plus que je ne respecte ma propre vie" l.34). Elle est l'expression de sa révolte. Une révolte intellectualisée : la didascalie et le dialogue indiquent très peu d'action. Il s'agit davantage pour le tyran d'exprimer son tourment intérieur ("il faut se durcir le coeur" l.50). Et selon la logique du talion, Caligula souhaite répondre à la haine des dieux par sa propre haine. A Scipion, prenant le rôle du sage, qui l'invite à faire voeux de pauvreté il lui répond par le sarcasme ("soignant ses pieds. -Il faudra que j'essaie celle-là aussi"). N'ayant "plus rien à briguer en fait honneurs et de pouvoir" (l.15), son seul désir, sa seule "compensation" se porte sur la satisfaction de ses caprices (...)
[...] Un Empereur en proie à l'absurde Tel un enfant jouant avec son hochet, Caligula dirige son empire et cela lui convient. Jusqu'au jour où Drusilla décède subitement. Celui-ci se demande alors, si son existence n'est pas elle-même soumise à la fantaisie des dieux. Furieux, se mêlent en lui l'enfant, trahi, désemparé, mais aussi le monstre haineux et froid. Tiraillé entre l'irrationalité du monde et son désir de clarté, Caligula ne pense plus qu'a éprouver sa liberté en faisant fi des dieux et de la part d'humanité en lui. [...]
[...] Sa volonté de représenter Caligula sous les traits de l'homme absurde sert une vision métaphysique mais aussi politique. Cet empereur précoce subitement appelé au sommet de l'Etat se trouve face à une question humaine et universelle: Quel est le sens de la mort, et a fortiori celui de la vie? Sa dégénérescence mentale, s'accompagnant de celle dep son empire, permettent à Camus d'esquisser une définition de la liberté et de rappeler les dangers de l'autocratie mais surtout des dérives totalitaires, en cette période troublée qu'est le milieu du XXème siècle. [...]
[...] Et si Caligula ressent sa finitude, il fait montre également de son hubris. Sa finitude lui fait voir la vie comme un jeu dont l'homme ne peut comprendre les règles. Et son hubris s'exprime dans sa volonté de faire de la vie un art dramatique. Ici, son orgueil tout-puissant le pousse à vouloir reprendre le contrôle de sa vie en se jouant cyniquement de la réalité est permis à tout homme de jouer les tragédies célestes et de devenir dieu»l.50). [...]
[...] La légèreté de ton de Caligula opposée au sérieux de Scipion créer une dualité entre rire et horreur. Enfin, Camus y exprime en creux une vision de la Justice. A la loi du talion de Caligula doit répondre le souci de justice, la volonté de «balancer l'hostilité du monde» (Scipion l.20) en se dirigeant vers la vertu. On peut penser que l'assassinat de Caligula à la fin de la pièce personnifie le triomphe de cette Justice sur l'anomie d'un empereur tiraillé par ses passions. [...]
[...] Incontestablement, Caligula n'incarne pas son pays, étant pourtant censé être son plus digne représentant. S'il dit ne pas «sacrifie[r] des peuples à ses idées ou à son ambition», c'est tout simplement qu'il n'a d'ambition que pour lui-même («Parce que fais fi de la grandeur de Rome»l.29). Après un raisonnement comique et même absurde sur ce qu'il est préférable en terme de finance publique(«si tu savais compter . »l.38 à 40) entre un empereur guerrier ou un empereur satisfaisant ses caprices , on en vient à la conclusion que la notion de justice est mise de côté dans ce dialogue. [...]
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