"Ma Bohème" est le dernier poème du recueil des "Cahiers de Douai", recopié par Rimbaud en septembre et octobre 1870. Ce sonnet permet de terminer le recueil sur une note positive, avec le thème de la fugue, très positif chez Rimbaud: le révolté trouve la liberté dans la fuite, la marche, ce qui lui permet de sortir du carcan social, de s'évader.
On peut y voir un autoportrait de Rimbaud en vagabond accueilli par la nature, ainsi qu'un petit manifeste sur sa conception de la poésie. Le titre est déjà intéressant, puisque "bohème" est un mot très à la mode chez les romantiques, mais Rimbaud se détache de ce modèle. Le sens romantique est celui d'une vie libre et insouciante menée par les artistes et écrivains parisiens.
Le mot peut avoir un autre sens: la vie nomade, errante des bohémiens : c'est ce sens qu'adopte Rimbaud. Le pronom possessif "ma" semble opposer sa conception de la bohème à celle des artistes parisiens, et lui permet d'affirmer sa singularité. "Bohème" renvoie également à un vers de "Sensations" : "Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien" : les deux poèmes fonctionnent en dyptique, avec le même thème de la marche, de l'évasion. "Ma Bohème" apparaît alors comme la fuite concrétisée: on est passés du futur du rêve à l'imparfait du souvenir.
[...] les poings dans mes poches crevées : on remarque un détournement de l'expression lexicalisée les mains dans les poches puisque poing remplace main et donne une idée plus agressive, qui est renforcée par la sonorité dure de l'allitération en p : poing poche De plus, poing est placé à la césure, comme pour lui donner plus d'impact. On a ici la figure du jeune Rimbaud révolté : c'est sa révolte qui le jette sur les routes. De plus, les poches sont crevées : on a encore un détournement de l'expression lexicalisée. [...]
[...] En termes anatomiques, c'est plus que probable, si on imagine le poète en train de refaire ses lacets, car le pied près du coeur littéral semble difficilement réalisable. Une autre interprétation est également possible : le pied n'est peut-être pas une partie du corps, mais pourrait désigner l'unité de vers. C'est possible, car cela rappellerait le champ lexical de la création poétique : le poète s'arrête pour rimer, la pause dans la course n'est pas un échec, mais une occasion de laisser se déployer la poésie. [...]
[...] On sait l'importance du thème du rêve dans l'oeuvre de Rimbaud : tout comme la fugue, il est un moyen de s'évader de la laideur du réel. De plus, il est ici en emploi transitif direct au lieu de indirect, ce qui donne l'impression que le poète est immergé dans ce rêve, cette vision. Mais si les amours sont rêvées, cela pose le problème de la réalité de cette errance : s'agit-il d'une vraie fuite, inspirée de ses fugues, ou d'une fuite imaginaire, dans le monde du rêve et d'une nature fantasmé ? [...]
[...] Le je est placé à la césure, ce qui est contraire à toutes les règles de versification qui interdisent de faire porter l'accent de la césure à un élément clitique. Rimbaud est le premier à se permettre cette audace, mais cette liberté est porteuse de sens : le est isolé, c'est encore un moyen de mettre en avant cette subjectivité. L'enjambement des vers 13 et 14 je tirais les élastiques/ De mes souliers blessés») peut apparaître comme mimétique de ce qui est décrit : le vers est étiré hors de son cadre, comme le poète rire ses lacets. [...]
[...] devenait idéal : on remarque le choix paradoxal de cet adjectif idéal Rimbaud joue sur son double sens : -qui n'existe que dans la pensée et non dans le réel : son manteau est tellement déchiré qu'il n'existe même plus, qu'il n'a plus de paletot que le nom. C'est un détail trivial, qui insiste sur la misère du poète. -synonyme de perfection, d'absolu, peut-être parce que tout lui semble merveilleux lors de cette marche fantastique. On note le paradoxe de l'association de ce détail trivial à l'idée d'idéal : en poésie, ces deux pôles sont souvent opposés, or ici, ils sont liés : Rimbaud remet en cause les valeurs esthétiques. [...]
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