Né en Martinique en 1913, Aimé Césaire vient d'une famille de la petite bourgeoisie des fonctionnaires férue de littérature et ayant activement participé à des luttes politiques et raciales. Il se rend à Paris à l'âge de 18 ans, en tant que boursier du gouvernement français muni d'un baccalauréat, afin d'entrer en classe d'hypokhâgne pour préparer l'Ecole normale supérieure. C'est à ce moment-là qu'il rencontre son ami de toujours Léopold Sédar Senghor. Il est particulièrement actif dans les mouvements d'étudiants antillais. Il vit dans des conditions très précaires, si bien qu'à son entrée à l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm en 1935, il est épuisé. S'ensuit alors une intense crise physique, morale et mystique proche de la folie, l'extrayant de ses études et de la vie publique pour l'orienter vers le Cahier d'un retour au pays natal et vers un repli sur la cellule familiale. Césaire retourne en Martinique durant l'été 1936 pour ses vacances. Il compose le Cahier entre 1936 et 1938 à l'Ecole, puis en Yougoslavie et à la Cité universitaire où il réside avec sa femme, une étudiante martiniquaise nommée Suzanne Roussy.
Il revient en Martinique, à Fort-de-France avec son épouse lorsque la guerre éclate. Il enseigne au lycée Victor Schoelcher, son lycée d'enfance, et fait découvrir à ses élèves Rimbaud, Mallarmé et Lautréamont. Il anime la revue Tropiques avec sa femme, René Ménil, Aristide Maugée, Gilbert Gratiant, etc., introduisant le surréalisme, l'avant-garde européenne tout en réhabilitant la culture antillais et ses racines africaines.
En 1944, il séjourne à Haïti pendant six mois, pour une tournée de conférences, d'où il sortira son essai sur Toussaint Louverture (1961). En 1945, il est élu maire de Fort-de-France et il est également député du Parti communiste. En 1946, il joue un rôle déterminant dans le vote de la « territorialisation » des Antilles, qui deviennent un département français, ce qui lui vaudra ne nombreuses critiques. En 1947, lorsque paraît la première édition en volume du Cahier, à New York et à Paris presque simultanément, Césaire participe à la fondation des Editions Présence africaine avec le soutien de Gide, Leiris, Camus. En 1950, il publie Discours sur le colonialisme. En 1956, au moment de l'édition « définitive », il démissionne du PCF, déçu de son absence d'attention concernant les problèmes spécifiques des Antilles, adressant une lettre à Maurice Thorez, pour fonder en 1957 le Parti progressif martiniquais qui s'inscrit dans la majorité présidentielle en 1988. En 1960, il publie Ferrements, un recueil de poèmes inédits.
Aimé Césaire se retire de la vie politique en 2001. Tour à tour assimilationniste, indépendantiste et autonomiste, il n'a pas marqué son époque en tant que chef politique. Il meurt en 2008 de problèmes cardiaques.
En intitulant son oeuvre « cahier », Aimé Césaire a cherché à la protéger de toute catégorisation conventionnelle, rejetant par là la notion de genre littéraire volontiers réductrice. Le Cahier se présente alors comme un anti-poème. Malgré tout, cette interminable litanie, ponctuée de deux courts épisodes narratifs, dans sa dissection de l'expressivité du langage, répond bien à l'acceptation « poème ». Marqué par le surréalisme, Aimé Césaire a opté pour le refus du classicisme poétique et pour la traque de formes insolites. Si les anciennes formes poétiques ne sont pas totalement évincées du poème, l'auteur reste profondément moderne en ce qu'il pratique le vers libre, la parataxe et la prose désarticulée.
La négritude est un mouvement mental de retournement de l'aliénation subie par les peuples colonisés, un remède contre l'intériorisation du mépris des colonisateurs par les colonisés, dans l'optique d'une affirmation d'un moi profond, débarrassé de toutes références au colonisateur et de la connotation péjorative induite par le nominatif « nègre ». Le Cahier est un texte clé de la négritude, s'inscrivant par là-même dans des luttes politiques et raciales. Pourtant, ce poème est né d'une expérience mystique et spirituelle démesurée, dans l'intimité méditative de l'auteur. Comment par l'éblouissement d'un seul homme, ce poème atteint-il l'universel ?
Qui est cet homme d'ailleurs ? Bien sûr, il y a des éléments autobiographiques : l'évocation de souvenirs d'enfance, de Noël, de la Rue Paille, de la mère et du père de l'auteur. Bien sûr, Césaire venait justement de retourner au pays natal. Bien sûr, le terme « cahier » renvoie à celui de « journal intime ».
Pourtant cet homme ne saurait se confondre avec Aimé Césaire. Rappelons pour appuyer cela que le poème est né au cœur d'une illumination mystique, peut-être simultanément. Ce n'est pas vraiment Césaire qui parle, mais une voix issue de la transe. Attribuons-la à un « récitant ». Dans l'éblouissement, quel rapport entretient-il avec Césaire ?
Reste que la notion d'éblouissement ne saurait se confondre avec celle de beauté. L'éblouissement se rapproche plutôt de l'ordre mystique. Il semble mêler admiration, fascination et souffrance dans le contact physique, mental et spirituel du récitant et de la terre. Il s'agit d'une notion ambiguë traduisant l'ambivalence, voire la polyvalence du rapport à la terre.
La terre elle-même renvoie à plusieurs espaces bien distincts. Il y a la terre des antillais comme espace de la culture antillaise accumulée de siècles en siècles avec ses relais africains, indiens et américains ; il y a le rapport des antillais à leur terre, influencé le choc de la culture antillaise avec la tutelle de la culture du colonisateur et le système de valorisation/dévalorisation qui l'accompagne ; il y a la terre antillaise marquée des stigmates du colonisateur ; il y a la terre antillaise vue par le colonisateur ; il y a le rapport ambiguë du récitant à sa terre ; il y a enfin la terre de l'ailleurs, dont l'irrationalité provoque l'éblouissement. Chacune de ces différentes terres semble irradier un éblouissement particulier, et ces espaces semblent entretenir entre eux des rapports bouleversant la nature de cet éblouissement. L'éblouissement serait alors une notion plurielle adressée à une terre plurielle, dont chaque fragment pourrait être la terre natal.
Une terre plurielle dotée d'un corps. Le corps totalise un ensemble de corps vivants, lié par une culture, une terre, un espace naturel commun et une histoire commune. Cette notion de corps est dense en somme, mêlant le concret à l'abstrait. Il reste à identifier lesquels de ses fragments font vibrer l'éblouissement, et plus précisément quels espaces de ce corps provoquent respectivement la souffrance, la fascination et l'admiration.
Ce corps est appréhendé par une vision, une vision semble-t-il par tous les sens mais aussi par l'écriture. D'après la formulation, ce n'est pas le corps de la terre qui provoque l'éblouissement, mais une manière qu'a le récitant de l'appréhender, cette manière étant en quelque sorte conditionnée par la logique particulière de l'écriture. L'ambivalence de la notion d'éblouissement semble impliquer la complexité de cette vision, peut-être déclinée en plusieurs étapes, ces étapes permettant peut-être d'identifier la nature du récitant.
Éblouissement et pensée de la négritude appartiennent à des espaces de l'être en contact mais pourtant différents. L'éblouissement est rattaché à l'affect, à la veine spirituelle intimement liée à la veine poétique, donc à l'irrationnel, tandis que la pensée de la négritude relève du domaine de l'intellect, de la rationalité. Quels rapports sont alors induits par la conjonction de coordination « Et » ? On pourrait penser que l'éblouissement, par son irrationalité, bousculerait des barrières dans la pensée que la simple rationalité ne pourrait éliminer, mais également que la pensée de la négritude puisse servir de moteur à l'éblouissement.
Éblouissement de la vision du corps de la terre et pensée de la négritude restent solidarisés par leur rapport, certes différent mais néanmoins concomitant, aux Antilles, pellicule de terres colonisées. Ce rapport est viscéral dans les deux cas. Or, on l'a vu, l'éblouissement passe par la vision à travers la poésie, tandis que la pensée de la négritude, en tant que pensée, ne peut s'exprimer qu'avec un langage. Dans les deux cas, la langue est le français, la langue du colonisateur. C'est dans la langue du colonisateur que s'exprime un rapport viscéral du colonisé à la terre colonisée.
Le Cahier est alors une mise à l'épreuve d'un noir qui doit se battre avec la langue d'un corps étranger qui l'opprime pour pouvoir dépasser cette oppression, devenir un moi à par entière, et non seulement un moi-opprimé. Le combat entre un homme et une langue semble être le sentier privilégier de la poésie. La négritude s'atteindrait alors par l'éblouissement poétique.
Comment attiser poétiquement l'éblouissement de la terre natale pour exprimer, transmettre et vivre la pensée de la négritude dans la douleur d'une langue étrangère ?
[...] Le cosmos devient le vecteur d'une poésie douce. Le soleil jaillit de fontaine comme autant de jets de lumière dorée. Il n'est plus soleil vénérien écrasant de l'ouverture du poème. Il n'est plus le modulateur temporel de la misère : les jours sont sans nuisance et les nuits sans offense Les étoiles, signe d'harmonie céleste et d'espoir à portée d'œil, ne sont plus absentes : elles accueillent même la confidence comme si le cosmos était attentif aux peines des hommes. [...]
[...] Le récitant projette cette terre déchue dans un immense corps malade, au sein duquel il se place aux côtés du peuple antillais. Ainsi, non seulement il se fait chantre de l'universel, mais il fait de lui-même et des Antillais un interlocuteur. Par la parataxe, la mise en place d'un discours oratoire hurlant, des images saillantes et une maîtrise du rythme très précise, le récitant pousse les Antillais à reconsidérer la terre primitive, à en faire le moteur d'un recommencement pour cesser de se laisser aller à l'inanition et à l'inertie au sein du corps déchu. [...]
[...] Pour penser la négritude, il faut tout recommencer, car, on l'a vu, la terre des Antillais, se sachant plus s'émerveiller, ne sait plus l'éblouissement. B. Le langage performatif et l'orphisme Je retrouverais le secret des grandes communications et des grandes combustions. Je dirais orage. Je dirais fleuve. Je dirais tornade. Je dirais feuille. Je dirais arbre. Je serais mouillé de toutes les pluies, humecté de toutes les rosées. [...]
[...] En déplaçant progressivement le champ de son discours pour glisser vers les noirs pris dans leur globalité, il se veut le chantre de la douleur et des aspirations légitimes des noirs. C'est en prenant en charge la mémoire collective qu'il constitue son identité, son moi décliné de différentes manières. Il livre aussi son sang son principe de vie et ce qui le lit viscéralement aux Antilles, et se laisse étrangler par le lasso. C'est bien d'une danse de la mort qu'il s'agit, d'une danse à la mort. Le corps du récitant devient le réceptacle de la morsure du vent, réceptacle orné de tout ce qu'il incarne des Antilles. [...]
[...] En effaçant ces noms, on efface une histoire. Justement, les Antillais dans le Cahier sont montrés comme ayant perdu leur histoire. Derrière cette réalité, il y a un symbole. En effaçant un nom, on pulvérise une identité. Si bien qu'en définitive, fouiller la nuit, c'est quêter une nouvelle identité, une identité autre que celle d'un colonisé, d'une terre décomposée, méprisé et se méprisant par ricochet. Fouiller la nuit, l'imaginaire terrifiant, car sans borne, sans forme, à former par l'écriture, pour former une nouvelle mythologie, un nouveau commencement du peuple noir, de son identité pure, libérée de la marque du colon. [...]
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