En 1946, au sortir de la Résistance, Louis-René des Forêts publie son second roman, Le Bavard, récit-monologue mettant en scène une voix anonyme qui, après un long silence, se lance dans une parole à voix haute pour raconter comment il a pu recommencer à parler. Notre passage constitue un moment important du texte : en effet, le personnage-narrateur exprime pour la première fois de manière explicite ce qu'il considère comme une maladie, à savoir ses crises de bavardage. Le passage, à la manière d'une rétrospective, intervient après l'incipit de l'œuvre ; le personnage vient d'avouer qu'il « appartient précisément à cette espèce de bavards » et se propose d'expliquer les « origines du mal » (p.12).
On peut relever trois moments dans la progression du texte : dans un premier temps, on assiste au cheminement laborieux du personnage jusqu'à la falaise qui surplombe la mer ; puis, la narration évolue vers un instant de plénitude lors d'une contemplation passive du ciel, pour aboutir enfin sur le sujet principal du texte, à savoir la crise de bavardage, qui plonge le personnage-narrateur dans un moment d'angoisse.
[...] Certains indices nous permettent de confirmer qu'il s'agit bien d'une stratégie : le bavard avoue en effet presque de manière inconsciente que ce qui à première vue semblait être une épreuve douloureuse et interminable comme l'attente se prolongeait n'était in fine qu'un bref instant désagréable : En réalité, cette crise fut de courte durée et à peine eut-elle disparu que je n'y songeais plus On peut d'ailleurs noter que, au regard du chapitre trois, cette rectification du propos introduite ici par le biais d'une épanorthose - sonne déjà comme une anticipation de la révélation finale du mensonge, et fait ainsi écho à un excès de franchise du bavard envers son auditoire : tu me méprises, lecteur, mais tu vois bien que je grossis mes vices ; à toi de faire l'accommodation ; rien ne t'interdit de prendre tout ceci pour les inventions d'un exhibitionniste candide et irréprochable dans ses actes, sinon dans ses pensées. (p.11). Nous venons de voir que dans le passage, l'auteur joue un double jeu : dans une apparente confession, il manipule son lecteur, tantôt en décrivant avec précision un lieu de souvenir afin de donner une crédibilité à son récit, tantôt en exagérant sa souffrance pour mieux toucher, bien qu'il ait juré ne jamais user de tels artifices. [...]
[...] l'exaltation délicieuse qui l'avait précédé La mort définitive du sentiment d'épanouissement est confirmée à la phrase suivante : lorsque je connus [ ] une nouvelle crise, je dus me résigner avec un vif déplaisir à la subir sans avoir eu le bonheur de goûter préalablement à cette exaltation Mais si le bavard montre au lecteur la rupture entre un monde paisible et un monde menaçant, c'est aussi pour signifier et confesser sa propre chute : en effet, le personnage n'a plus de repères, et réagit avec appréhension face aux nouveaux codes qui régissent cet univers ; il s'agit désormais d'y trouver sa place, mais aussi de redéfinir son identité face au silence du monde. En effet, le bavard a tout perdu de son identité première : il est désormais seul face à lui-même et à l'immensité silencieuse du monde. Cette chute originelle est annoncée avant la montée de la crise : le bavard se sentait déjà loin des hommes seul et étranger à eux ; pour lui, les soucis des hommes étaient absolument dépourvus de signification comme s'il ne faisait déjà plus partie de leur espèce. [...]
[...] Et si ce besoin éperdu de prononcer sur-le-champ un discours dont ne [s]'inquiétai[t] nullement de savoir s'il présenterait quelque cohérence et encore moins quel en serait le thème constituait en réalité la matière même du roman de Louis-René des Forêts ? Alors la boucle serait bouclée : il ne resterait plus au lecteur qu'à se résigner et admettre l'aveu final du personnage dans le chapitre trois : c'est entendu, je suis un bavard, un inoffensif et fâcheux bavard, comme vous l'êtes vous- mêmes, et par surcroît un menteur comme le sont tous les bavards, je veux dire les hommes. [...]
[...] Cette quête originelle sera également représentée paragraphe le chant des petits séminaristes, qui tranche avec la parole de l'adulte, et rapporte le souvenir d'un temps qui unissait le personnage à la vie dans un contact transparent et direct. L'univers de l'enfance apparaitra comme le lieu mythique où se cristallise la vision angélique du moi et d'un rapport au monde où le sujet se croit maitre d'un univers dont il connait le langage, dans un rapport de confiance à soi et au monde. [...]
[...] Ainsi, sous prétexte d'exécrer les tournures littéraires classiques qui composent la description, l'auteur (sous couvert de son personnage) pose le problème de la description narrative : a-t-elle encore un sens? Est-elle encore utile au récit? D'après la démonstration présentée dans ce passage, l'auteur attache plus d'importance au fait d'être cru par le lecteur, mettant donc de côté l'aspect littéraire de la description. Dans les premières lignes du texte, le bavard, après avoir assuré sa bonne foi, propose à son auditoire la description d'un moment physiquement éprouvant, dans le seul but de s'assurer de sa confiance. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture