Le Serpent qui danse est la vingt-huitième pièce de l'édition 1861 des Fleurs du Mal. Dans ce recueil si rigoureusement composé, il est significatif que, même si cette place a changé au fil des éditions, puisque ce même poème avait porté le numéro XXVI dans l'édition de 1857 et portera le numéro XXIX dans celle de 1868, il soit dans toutes les versions du recueil encadré par les mêmes textes, à savoir le sonnet irrégulier sans titre dont le premier vers est "Avec ses vêtements ondoyants et nacrés", et le célèbre poème Une charogne. En effet, Le Serpent qui danse est en quelque sorte le prolongement d' Avec ses vêtements..., qui annonce déjà la thématique de l'ondulation, et Le Serpent qui danse est en réalité le développement d'une image déjà employée dans sa première strophe. Mais au contraire de la pièce précédente qui reprenait une forme canonique, le sonnet, quoique d'une manière hétérodoxe en ce qui concerne les rimes, Le Serpent qui danse se déploie dans une forme plus originale : il est constitué de neuf quatrains, avec alternance d'octosyllabes et de pentasyllabes qui riment respectivement entre eux, alternance métrique qui sera réemployée par Baudelaire dans le poème L'Amour et le crâne.
Tout comme les textes qui l'entourent, Le Serpent qui danse fait partie du cycle dit de Jeanne Duval, dont il reprend les principales thématiques qu'il associe ingénieusement, comme nous le verrons lors de notre analyse : notamment le voyage, l'exotisme, et surtout l'envoûtement féminin qui prend ici la forme d'un texte particulièrement sensuel. Formellement, nous verrons que c'est par excellence un poème de l'ondulation, du sinueux, du serpentement.
Les trois premières strophes, qui constituent le premier tiers du poème, frappent en ce qu'elles n'éclairent en rien le titre - même si elles annoncent, comme nous pouvons le voir rétrospectivement, la métaphore ophidienne. La première strophe constitue une phrase exclamative unique qui permet de comprendre immédiatement dans quelle sorte de texte nous entrons : c'est un poème d'amour, où le je lyrique s'adresse directement à la femme aimée, invoquée par l'apostrophe "chère indolente", simulant presque un début de lettre. L'adjectif "indolente", placé à la rime, peut surprendre, de par sa dénotation plutôt négative ; sa connotation est pourtant positive chez Baudelaire, tout comme les idées de paresse et d'oisiveté qui appartiennent au même registre (...)
[...] Le mot peau retentit, grâce à l'occlusive dans toute sa brièveté et simplicité qui reflètent celles du pentasyllabe qu'il achève, effaçant la longue étoffe vacillante du long vers précédent : en quelque sorte, ces deux vers dénudent la chère indolente du poète, sans la déshabiller cependant, puisque l'étoffe vacillant participe de l'ondulante séduction. Jean-Paul Sartre a une remarque intéressante à ce sujet dans son essai Baudelaire, dans lequel il écrit : Il semble que les femmes le troublaient surtout lorsqu'elles étaient vêtues. [...]
[...] Dans son essai Profondeur de Baudelaire Jean-Pierre Richard évoque la fascination baudelairienne pour le sinueux, que nous pouvons observer en acte dans ce poème. Cette réflexion l'amène également à étudier l'obsession exotique, et à formuler cette remarque intéressante : Le paysage exotique, c'est bien évidemment le paradis perdu. Remarque intéressante en effet, appliquée à un poème où le tentateur, le serpent, est lui-même présent. La chère indolente est ici à la fois serpent et Ève, c'est ce qui est suggéré jusqu'à cette sixième strophe et, bien que la phrase qui y débute s'achève dans la strophe suivante, on peut dire que commence ici un nouveau mouvement dans le texte, fort différent du précédent et plus proche du début du poème, dans la logique sinueuse de celui-ci. [...]
[...] La poétique baudelairienne n'est donc pas faite uniquement de promesses et d'invitations, elle est action, elle est mise en œuvre, dans tous les sens que l'on peut donner à ce dernier terme. Car, tout comme Nietzsche sera un philosophe qui danse (et ce n'est pas son seul point commun avec le poète du spleen), nous pouvons, je crois, dire que Baudelaire est ce poète reptilien, ce serpent qui danse. * Avec ses vêtements ondoyants et nacrés, Même quand elle marche on croirait qu'elle danse, Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés Au bout de leurs bâtons agitent en cadence. * J.-P. Sartre, Baudelaire, Gallimard, coll. [...]
[...] L'amour spirituel semble s'effacer devant la violence de l'érotisme, violence charnelle qui prend, avec la symbolique du serpent, le visage de la tentation, du Mal. John E. Jackson note d'ailleurs : Autant que poète de la mélancolie, Baudelaire est un très grand poète de l'amour. Mais cet amour, au lieu d'être le facteur d'épanouissement ou d'effusion d'une plénitude heureuse, ne cesse d'attester le déchirement de ses contradictions. C'est également le déchirement des contradictions de l'amour qui est chanté dans Le Serpent qui danse et elles sont incarnées par cette figure reptilienne de la femme à la fois froide et sensuelle, donc fascinante, bizarre, et ainsi suprêmement belle. [...]
[...] La septième strophe s'ouvre sur une seconde comparaison coordonnée à la précédente par la conjonction et et destinée à lui faire pendant. La juxtaposition de ces deux images ne fait cependant que mettre en valeur leur grande différence. Nous entrons dans l'apodose du blason multiple qui avait trouvé son acmé dans la célébration de mouvements du corps de préférence à celle de ses parties, prouesse littéraire et exploitation virtuose du genre : ici, c'est le corps entier qui est de nouveau célébré, reprise éclatante du corps si beau évoqué au vers 2. [...]
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