Le trente-troisième des Petits poèmes en prose de Baudelaire est divisé en trois paragraphes parfaitement déséquilibrés sur tous les plans. D'abord par leur longueur : ils font respectivement quatre, deux, et douze lignes. Ensuite, par leur phraséologie : aux phrases très brèves, parfois nominales des deux premiers paragraphes, s'oppose l'unique longue phrase du troisième. Ces différentes phrases sont tour à tour affirmatives, exclamatives et interrogatives, et comportent de nombreuses énumérations en asyndètes. Le poème est par ailleurs traversé par un réseau de redondances. Il n'y a pas, à première vue, d'organisation harmonieuse des composantes que nous venons d'énumérer. On peut avoir l'impression d'un poème creux dans son contenu, qui piétine : le texte, qui s'ouvre sur l'ivresse, se clôt sur celle-ci. À y regarder de plus près, le mouvement du texte est un mouvement général d'enivrement, et même si l'ombre de dégrisement plane au coeur du poème, celui-ci débute dans l'ébriété déjà entamée et trouve finalement son acmé dans un authentique délire, hérité de Dionysos - n'oublions pas que dans ce recueil, Enivrez-vous suit immédiatement Le Thyrse. La simple observation typographique du texte fait penser que l'on ne retrouve pas ici la rigueur de composition des poèmes des Fleurs du Mal.
Rappelons que les Petits poèmes en prose sont conçus pour faire pendant au recueil en vers de Baudelaire ; or, on ne voit pas à quel poème Enivrez-vous pourrait faire pendant, si ce n'est à cette très brève section intitulée "Le Vin". Le caractère orphelin de ce poème est peut-être lié à l'impossibilité de traiter son sujet sous la forme d'un texte versifié, ou du moins de le traiter d'une manière aussi poétique : l'ivresse et son exaltation enivrées nécessitent peut-être la liberté formelle de la prose. Car ce poème tout entier est traversé de l'unique incitation à l'ivresse, mais celle-ci n'est pas, comme nous le découvrons peu à peu, purement éthylique, elle est également éthique, mimétique, aussi étiologique qu'hérétique mais surtout poétique. C'est pourquoi il nous semble nécessaire de mettre en lumière la relation baudelairienne entre poésie et ivresse, ainsi que sa mise en oeuvre poétique dans ce texte ; ce qui nous amènera également à nous interroger sur la vision de la poésie et du poète qui s'en dégage (...)
[...] C'est enfin une citation cette fois littérale du propos du poète qui est faite : De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Cette phrase est littéralement reproduite, sans même l'adjonction d'un point d'exclamation qui n'était pas présent à la première occurrence et qui aurait pourtant permis l'unité de l'extrait au style direct. Le texte est entièrement construit sur des redondances et des échos, comme nous l'avons vu, mais cette phrase est là seule à être reprise sans variation, de surcroît en conclusion du poème : c'est donc qu'elle est essentielle. [...]
[...] Nous allons maintenant voir que oui, et pourquoi. Le troisième et dernier paragraphe du texte est constitué d'une seule phrase qui s'achève dans une étonnante citation au discours direct. Considérons d'abord les quelques premières lignes de ce paragraphe, qui en constituent la première unité de sens, c'est-à-dire jusqu'à diminuée ou disparue La structure du texte nous est apparue de manière limpide : le premier paragraphe nous présentait une recommandation et sa raison d'être, le deuxième paragraphe exposait les moyens de la mettre en œuvre. [...]
[...] Un cri pour dire quoi ? Le lecteur ne saurait s'attarder à ces énumérations, qui dans leur long déploiement préparent une nouvelle chute comme nous en avons déjà rencontré plusieurs dans ce poème, et qui retentit encore une fois dans sa concision : demandez quelle heure il est La trivialité matérielle avait marqué le retour du Temps, et le lecteur, tout à sa nouvelle interrogation, l'avait presque oublié de nouveau ; il réapparaît ici, dans la bouche même du poète, et de l'homme en quête d'ivresse qui doit le hurler au monde, dans cet appel tragique et absurde, quelle heure est- il ? [...]
[...] Tout ce renversement dialectique tient dans cette phrase il est l'heure de l'enivrer qui, si elle est la réponse à une question ponctuelle, est porteuse dans sa simplicité d'une vérité universelle semblable à celle de la maxime de la première phrase. Sauf que ce n'est plus ici une vérité de toujours, mais une vérité de chaque instant, c'est-à- dire une vérité à la portée de l'homme. Pour donner plus de poids à cette affirmation, le cosmos qui a pris la parole poursuit, en reprenant habilement le propos du poète, lui donnant ainsi le poids de ce qui peut être reproché d'un argument d'autorité : pour n'être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous Nous retrouvons le vocabulaire oratoire, qui explicite encore l'image de la quatrième phrase du texte dans une image plus concise et plus forte encore, en accolant deux termes puissants, esclave et martyr Comme si cette exploitation pouvait être dénoncée d'autant plus ouvertement depuis que la libération est possible, et que la lutte ne semble plus si désespérée, même si le martyre du poète maudit est, lui, inévitable. [...]
[...] C'est pourquoi il nous semble nécessaire de mettre en lumière la relation baudelairienne entre poésie et ivresse, ainsi que sa mise en œuvre poétique dans ce texte ; ce qui nous amènera également à nous interroger sur la vision de la poésie et du poète qui s'en dégage. Nous pouvons pour commencer nous intéresser aux trois premières phrases du texte. Elles sont extrêmement brèves, comportant respectivement cinq, trois et quatre mots. La première phrase débute comme une maxime morale proclamant quelque vérité immortelle : il faut être toujours Il y a surenchère de la solennité sentencieuse par la concentration de termes à valeur généralisatrice : le il faut qui exprime une nécessité universelle par la combinaison d'un il impersonnel, du verbe falloir et du présent de vérité générale ; le verbe être à l'infinitif ; l'adverbe toujours Après un condensé aussi insistant, le dernier mot de la phrase produit un effet de chute, et cette rhétorique moralisatrice ne faisait pas attendre le mot ivre On peut être étonné de cette première phrase premièrement en raison de cet effet de chute, mais aussi parce que la signification du poème nous est apparemment si brutalement, si simplement, si facilement livrée : nulle image, nulle métaphore, nulle parabole à déchiffrer. [...]
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