L'unique chantefable de la littérature française remonte à la fin du XIIe siècle ou au début du XIIIe. Anonyme et incomparable, elle procède de plusieurs talents narratifs : canter, fabler, dire, conter. L'histoire oppose et conjoint le masculin et le féminin, tout en remettant en question l'éthos propre à chaque sexe. Aucassin est le fils d'un comte, Nicolette une captive adoptée, baptisée, aimée.
Le talent de l'homme est péniblement masculin : il refuse tout combat, rate sa demande en mariage, finit par exiger un baiser et deux-trois paroles.
Quand Nicolette est jetée en prison, il n'entreprend rien pour la sauver, se contentant de défendre sa vie sur le champ de bataille, en âpre contre-offensive, et de plaindre son mal en prison, dès que son père l'y met. Sa vie intérieure ne s'ajuste en rien aux circonstances : Aucassin est, d'abord, incapable d'accomplir son talent d'amour.
[...] Le talent dominant est alors celui d'amant. Avec le Roman en prose et sa Vulgate[25], Tristan et Yseut s'ouvrent au monde autant et plus qu'à l'amour. Dès qu'ils apaisent leur soif, ils sont investis d'un royaume et d'une royauté. Certes, leurs Isles sont Lointaignes, et peuplées de géants ; la scène n'est ni arthurienne, ni centrale (pour l'univers chevaleresque). Mais le narrateur[26] montre bien qu'il existe un lieu où l'amour tristanien peut se montrer au grand'jour—sans faire rougir. Le talent d'aimer n'exclut pas le talent de briller. [...]
[...] A la Joyeuse Garde, au sein du monde arthurien, Tristan et Yseut sont chez eux, mais secrètement. L'amour tourne à la délectation courtoise, puis au délaissement. Le philtre ne noue plus les amants, et Yseut vit en maîtresse abandonnée avant d'être reprise par Marc. Tout le monde sait pourquoi la reine pleure, pourquoi le roi est fâché, pourquoi Tristan n'est plus le bienvenu en Cornouailles. Et chacun doit cacher son talent. En fin de compte, la mort rend l'intimité publique, et Tristan suffoque Yseut en l'embrassant. [...]
[...] Puisque or a sa joie Aucassins/ et Nicholete autresi le narrateur dénoue, en toute simplicité : no cantefable prent fin, / n'en sai plus dire Quand le talent s'assouvit, la parole tarit. Les Romans de Tristan Avec les Romans de Tristan, tout tourne autour de l'amor. Comme le deshonor risque d'éclater, au camp des amants s'opposent celui des barons, au talent d'aimer celui de déshonorer. Béroul met en scène trois losengeors, Thomas un Cariado ; les langues se lient et délient contre Tristan et Yseut. [...]
[...] Et le conte continue[19]. Thomas privilégie le vécu intérieur Un seul losengier rôde autour du couple, en fresaie : Cariado. Il représente tous ceux qui le bien qu'oient vers Ysolt ceilent, / Le mal par tuit esparpeilent[20] et il apporte, à ce titre, la nouvelle du mariage de Tristan. Un parfum de scandale enveloppe l'information, qui oppose un talent d'honorabilité au talent d'amour de Tristan : Car il desdeigne vostre amor/ E ad pris femme a grant honor[21] Le désamour n'est pas vérifiable, à distance, et Ysolt molt grant dolor fait car elle prend le bruit pour une male novele[22] En revanche, quand Yseut croit mourir sans Tristan, l'immortalité de l'amour est sa seule espérance. [...]
[...] Mais c'est un Tristan sans Yseut qui jouit de cette universelle faveur. Le héros de Béroul est déchiré entre le talent de s'accomplir, chevaleresquement, et celui d'assouvir son désir, amoureusement. Le philtre ne le vide pas : les trois années d'alibi passent, l'amour demeure. Si le talent social implique le retour à la cour, Tristan reste, malgré lui, un asocial. La peur de la rumeur est un vecteur puissant pour Marc, et les barons savent spéculer là-dessus : Se a ta cort resont ensenble, / Ja dira l'en [ ] / Que en consent lor felonie : / Poi i avra qui ce ne die[16] Le roi de Cornouailles n'a pas de talent stable : Senpres est ci et senpres la[17] Il accomplit principalement des actes d'écoute, et se laisse ballotter par les intérêts des autres. [...]
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