Littérature suisse romande, La trilogie des Jumeaux, Agota Kristof, Le Grand Cahier, La Preuve, Le Troisième mensonge, violence de la guerre, douleur, déracinement, acculturation, expatriation, armée soviétique, langue française, pièce de théâtre, roman, cruauté, monstruosité, pauvreté, famille
Dans le panorama de la littérature suisse romande, le nom d'Agota Kristof (1935-2011) fait figure d'exception et révèle sans conteste une écrivaine contemporaine majeure. Hongroise exilée à Neuchâtel en 1956, à l'âge de vingt-et-un ans, cette dernière est à l'origine d'une oeuvre à l'identité problématique, à la fois le produit d'une acculturation par défaut et d'un déracinement, suite auquel elle ne cessera d'interroger littérairement les heurs et malheurs de l'expatriation, de l'arrachement de soi à soi. Suivant jusqu'en Suisse son mari politiquement engagé et fuyant la répression de l'armée soviétique en Hongrie, Agota Kristof s'insère dans la littérature romande d'une façon on ne peut plus singulière, en s'emparant laborieusement et opiniâtrement d'une langue française qu'elle qualifie elle-même de « langue ennemie » et en faisant de ce décentrement culturel forcé un thème récurrent dans son oeuvre. Elle qui jusqu'alors n'avait écrit que des poèmes - jugés plus tard trop sentimentaux - dans sa langue maternelle ; adopte désormais un style dépouillé, quasi minimaliste, d'une cruauté inouïe et surtout débarrassé des clichés romantiques qui pétrissent les récits de guerre.
[...] La violence de la guerre et la douleur du déracinement y sont bien présentes, derrière une matière diégétique dont la véracité fictionnelle est constamment mise en doute. Dans cette fable racontant la gémellité tragique et ambigüe de deux enfants monstrueux d'intelligence hébergés chez leur grand-mère pendant la guerre, Agota Kristof utilise le biais d'une histoire de famille prodigieusement noire pour présenter une écriture à l'œuvre comme une enquête par-delà les scissions identitaires et les brouillages logiques ; une écriture dont la malice, précaire, s'efface sans cesse au profit d'une émouvante austérité de ton qui en fait un palliatif ludique à la violence et à la douleur du déracinement sous toutes ses formes - géographique et ontologique : « Un livre, si triste soit-il, ne peut être aussi triste qu'une vie », rappelle-t-elle. [...]
[...] L'existence d'une intériorité des personnages est (r)établie, et la cruauté encore présente dans l'écriture n'est là que pour organiser, retarder et amplifier la compréhension d'une histoire tragique et d'un déchirement intime douloureux. Ainsi, dans La Preuve, la narration omnisciente conserve une distance objective, mais paradoxalement, le passage à une narration hétérodiégétique permet, si ce n'est une lecture, du moins une interprétation plus aisée des sentiments des personnages : « Il va dans sa chambre. Lucas débouche une bouteille d'eau-de-vie. Il boit. La nausée le prend. Il retourne dans le jardin, il vomit ». Dans ces quelques lignes, Lucas éprouve un violent remords après le meurtre de Yasmine (qu'il cache à Mathias). [...]
[...] » C'est signé Lucas. Je tends la carte à l'homme de l'ambassade. Il veut être enterré ici. L'homme lit la carte, il me demande. Pourquoi signe-t-il Lucas ? Était-il réellement votre frère ? Je dis : Non. [...]
[...] Les jumeaux narrateurs, contraints à la vie rurale en temps de guerre, refusent l'affectation que pourrait supposer leur condition, par une contre-attaque textuelle dont le but est d'apprivoiser la rudesse du réel en le transfigurant. L'avènement de la cruauté des jumeaux est donc étroitement lié à l'écriture dans le grand cahier, qui prend alors la forme paradoxale d'une fable cruelle objectivée. Ces derniers adoptent en effet une posture d'écrivains qui dans la diégèse commence par être signifiée spatialement : « L'entrée du galetas est juste au-dessus de la porte de l'officier, et nous y montons à l'aide d'une corde. [...]
[...] La langue des jumeaux se veut frontale, non affective dans sa manière d'affronter la cruauté du monde en transposant au présent cette dernière dans une instance narrative au regard clinique. Seuls artisans de leur monstruosité, les deux narrateurs n'ont pour seuls tuteurs qu'une Bible et un dictionnaire, la première servant « à la lecture à haute voix, aux dictées et aux exercices de mémoire », le second « pour l'orthographe, pour obtenir des explications, mais aussi pour apprendre des mots nouveaux, des synonymes, des antonymes ». [...]
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