Alors que l'une des caractéristiques fondamentales de la bande dessinée est le récit, la caricature est une satire instantanée, qui n'est pas censée avoir une quelconque dimension narrative. Pourtant, réalisant dans Nénéref des caricatures d'écrivains célèbres, Sardon les inscrit dans de petites anecdotes triviales qui jouent avec les clichés connus de l'histoire de la littérature pour mieux les subvertir par un humour corrosif, dans une modélisation qui évoque les recueils de gags de nombreuses séries humoristiques, comme Peanuts, Gaston Lagaffe ou Léonard. On note dès le titre l'intention de la caricature : « Nénéref », c'est, en une sorte de langage infantile, la déformation phonétique double de « N.R.F. » : par métathèse, avec l'inversion du « ène » en « né », et par métaplasme, avec la gémination du « né ». Cettehistoire littéraire caricaturale (et paradoxale) qu'il nous propose se présente donc sous la
forme d'un petit livre de vingt planches dessinées au trait, en noir et blanc, sous une couverture jaune portant un double encadrement rouge qui fait inévitablement songer à la présentation des volumes de la collection blanche de Gallimard : c'est ainsi un écho au titre, ce qui renforce la cohérence parodique. En effet, on peut trouver dans le catalogue de la N.R.F.
des oeuvres de tous les écrivains présents ici — tous sauf un, Charles Bukowski, important en ce qu'il occupe la dernière planche de ce recueil.
Structurellement, Nénéref semble obéir à une logique fragmentaire, puisque les planches ne sont pas explicitement reliées entre elles ; de plus elles ne sont pas numérotées, on peut les lire dans n'importe quel ordre, et la planche paraît exister pour soi. Le peu de poids de l'ouvrage pourrait d'ailleurs se déduire du peu de temps qu'il faut pour le lire (en dix minutes dans le métro, mais toute oeuvre est virtuellement infinie, cela dépend du regard qui est porté sur elle… ). On va voir cependant que l'oeuvre de Sardon touche à des problèmes importants de l'expression artistique, pour la bande dessinée, comme l'appréhension de la littérature par le dessin, mais aussi, plus largement, quant à la communication qui peut s'établir entre l'auteur, son oeuvre, et le lecteur. L'image de la littérature est ici celle de l'échec, et tout particulièrement celui des écrivains dans la communication avec leur monde, un échec qui est compensé par la communication de l'auteur de bande dessinée avec ses personnages. Dans son entreprise satirique, la bande dessinée rédime donc les impasses de la littérature simplement écrite.
[...] L'ironie dans la représentation de Nietzsche est grinçante, notamment par l'entremise de la gouvernante-garde malade, qui pense mon dieu en tendant au philosophe atteint de débilité une serviette pour le sécher : un comble pour ce penseur forcené de l'athéisme qui, même s'« il est de bonne humeur n'en est pas moins enfermé dans sa folie. Autre enfermement : celui de Sade dans sa prison, autre révolté contre Dieu. Rousseau dont il aurait dit qu'il faisait des livres qu'on ne pouvait tenir que d'une seule main ne le fait même plus rire : échec de la communication par la lecture ; il s'ennuie. Lui aussi réfléchit, et comme Freud ou Mauriac il a une idée : celle de communiquer sa perversité à un confesseur. [...]
[...] En effet, Brasillach a repris la cigarette or quand on fait fumer un crapaud, il explose ; à présent, c'est Henri Michaux qui prend sa dose et le dessin, s'il ne le fait certes pas exploser, le transforme, fait pousser des tentacules de sa tête. La parole poétique se cherche dans la modification, mais le fruit de l'inspiration, se nourrir, est à la fois dérisoire et vital. Cependant, le dessin montre la transformation de la boulangère en vache, grâce à l'association croissant-beurre ; le lien entre les mots et l'image se fait ainsi par des changements mutuels et réciproques. À Michaux attablé devant sa tasse de café s'enchaîne directement la planche sur Mauriac qui le représente d'abord dans la même position. [...]
[...] Céline n'est pas du tout dans l'ambiance il s'ennuie (tout comme Sade en prison, ou Mauriac à Malagar, qui s'emmerde ; sa voisine de table l'interroge sur son mutisme, il réfléchit alors pour dire quelque chose d'intelligent ce qui donne : finalement, votre 3 guerre, ça aura été une belle connerie, non ? Conscient d'avoir gaffé, sous le feu des regards désapprobateurs des convives, il accuse sa voisine de l'avoir forcé. Cette veulerie de l'écrivain fuyant ses responsabilité fait écho à celle d'Apollinaire, qui, au poste de police, choisit de dénoncer Picasso parce que Espagnol qui pue la gnôle, ça rime L'erreur domine, les écrivains sont en constant décalage avec le monde : Antonin Artaud aimerait bien sortir prendre un verre, mais il est renvoyé dans sa chambre par un infirmier : on comprend qu'il est à l'asile ; Nietzsche, fou, prend son bain et propose à son canard flottant de jouer avec lui : bonjour mon gros coin-coin Prévert rate ses photos d'identité, Boris Vian se trompe d'étage, Albert Camus philosophant tombe dans une bouche d'égoût, et l'interlocuteur de Saint-Exupéry confond le petit prince avec une allumette, qui ne s'allume guère. [...]
[...] C'est dire que la situation de communication s'établit aisément d'un domaine du monde à l'autre, de la fiction au réel, de la littérature à la bande dessinée. On retrouve ce procédé dans la planche sur Sade, mais là le personnage et l'auteur ne sont plus en conflit : le premier complète bien plutôt les informations données par le second : il a estourbi tous les rats de son cachot : j'essaie pourtant de les faire durer ; et puis il s'est déjà branlé dix fois : onze rajoute Sade. [...]
[...] Dans son entreprise satirique, la bande dessinée rédime donc les impasses de la littérature simplement écrite. I. Une satire des écrivains A. Un minimalisme tensionnel Nénéref frappe à première vue par la simplicité de sa réalisation. Les planches correspondent globalement au même patron de mise en page : une bande de quatre ou cinq colonnes parfois découpées en deux ou trois cases, sans gouttière autre qu'un trait noir fait à main levée, ce qui contribue à l'effet de maladresse. Le texte de commentaire et le dessin dépassent cependant souvent du cadre d'ensemble, conférant à la planche une instabilité récurrente : elle semble toujours en déséquilibre, comme si elle cherchait à échapper à l'encadrement, en accumulant les signes de rupture. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture