Cette cinquième pièce des Fleurs du mal succède à deux textes évoquant la condition misérable du poète (maudit par sa mère dans « Bénédiction », exilé sur terre et rejeté des hommes dans « l'Albatros ») ; mais également, directement, à deux poèmes justifiant la vocation du poète (« Elévation » (III) révèle son génie car il est le seul capable de comprendre le langage de la nature, « Correspondances » (IV) qui le présente comme le médiateur entre l'homme et la nature).
Si l'on ne considère ici que les deux premiers mouvements du poème, ce dernier semble à première vue porter une vision déjà rencontrée dans « l'Albatros », vision manichéenne, vision caractéristique de Baudelaire : grandeur et chute, spiritualité et matérialité s'opposent sur un plan moral symbolique et syntaxique. Cette tension perpétuelle entre les représentations du bien, et celles du mal, trouve sa source dans le thème chrétien du péché originel et de la chute qui hante le poète.
La structure de notre extrait porte cette dualité, cette opposition entre deux figures du sujet poétique et entre deux temps qui apparaissent, à première vue, successifs. En effet, nous observons deux groupes de quatorze alexandrins en rimes suivies. Dans le premier, à l'imparfait, le sujet poétique se rappelle un âge d'or alors que dans le second, au présent, le tableau est beaucoup plus sombre.
Il s'agira donc de voir comment l'adoption de deux figures du sujet poétique distinctes aboutit à dresser deux tableaux opposés de l'âge premier de l'homme à deux périodes successives, l'une précédant, et l'autre suivant le péché originel ; deux anthropologies opposant l'homme centre de l'univers et homme bannit ; deux axiologies.
Dans cette optique, nous étudierons dans un premier temps l'énonciation poétique, puis la rhétorique du tableau ou plutôt des tableaux pour enfin finir avec ce contraste entre ces deux évocations.
[...] dissociation temporelle - 1er quatorzain : une grande majorité d'imparfaits : Se plaisait jouissaient exerçaient trouvait abreuvait avait nommaient appelait L'imparfait de l'indicatif montre un procès hors de l'actualité présente du locuteur : j'aime / se plaisait L'imparfait, temps dit anaphorique s'appuie sur une indication temporelle ces époques nues Le procès est donc décalé dans le passé et il est perçu dans son écoulement de l'intérieur Il met aussi en place un procès où tout est vu à partir d'un même point référentiel : aucune succession chronologique dans ce passage descriptif n'est ici marqué à l'intérieur de ces époques Dont la chair lisse et ferme appelait les morsures ! : ici, l'imparfait estompe l'indication d'un limite finale pour que l'évocation du péché originel reste elliptique. - 2ème quatorzain : une grande majorité de présent : il veut font sent ronge nourrit (un seul passé simple emmaillota qui réfère au temps passé de l'enfance par rapport à celui présent des hommes et des femmes). Le présent est le seul temps de l'indicatif qui ne porte pas de marqueur temporel. [...]
[...] - formes en : caressant (vers pleurant (vers traînant (vers 27) L'utilisation verbale des modes non personnels du verbe marque un mode qui n'est pas saisi dans le temps, des procès non ancrés dans une représentation actualisée de l'époque. Seule l'opposition entre l'imparfait du premier quatorzain et le présent du second marque une évolution temporelle mais elle-même n'est pas fixée dans un temps donné. Ici, la représentation est visuelle et non temporelle. Ces époques ne sont pas définies dans un temps donné ce qui engendre l'émergence d'une image, d'un tableau bien plus qu'un fait historique. C'est un tableau lumineux puis sombre qui nous est donné à lire. [...]
[...] Dans le premier mouvement, pour le je souvenir n'est absolument pas problématique alors que pour le Poète comme le montre l'infinitif complément d'objet, il y a une volonté de concevoir ce qui n'implique pas une réussite : il s'agit d'une impossibilité, d'un échec de la poésie. Ces figures dissociées sont marquées par deux styles différents : le lyrisme tout d'abord, puis le pathos. - Le lyrisme dans le premier quatorzain : -Vers 1 : Epoques nues : hypallage - Diérèses du vers 4 : “Jouissaient sans mensonge et sans anxiété” soulignés par l'enjambement externe des vers 3 et 4 - Exerçaient vers 6 : sujet non exprimé (homme et femme). [...]
[...] Il permet aussi une mise à distance du deuxième tableau plus sombre par la suppression ce je poétique. A première vue ce sont bien deux tableaux opposés qui nous sont donnés à voir, mais il semble néanmoins au terme de cette analyse, que cette peinture soit à voir comme une et indivisible ; c'est une même scène qui se modifierait avec l'éclairage du péché comme un tableau sous une lumière changeante. Mais il ne s'agit pas de deux tableaux successifs comme nous avons pu le croire, en effet, ce sont ces mêmes époques que le je et le Poète cherchent à peindre. [...]
[...] En effet, le dernier vers du premier quatorzain est un appel au second quatorzain qui lui est en fait lié de manière intrasèque: - le vers 13 porte la seule phrase exclamative du premier quatorzain qui est, semble-t-il, un appel des suivantes. - le seul présent du premier quatorzain est j'aime Il instaure l'énonciation dans un temps présent par rapport au temps passé évoqué alors que dans le deuxième quatorzain on revient au temps de l'énonciation. Le temps de l'énonciation est donc similaire. [...]
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