Une société n'est pas une simple agglomération d'individus isolés, une addition de sujets indépendants. Elle constitue au contraire un ensemble unifié et organisé dont toutes les parties contribuent au fonctionnement du tout. Au sens propre du terme de solidarité, tous les membres d'une société sont solidaires les uns des autres : ce que l'on fait à l'un agit sur l'autre, ou ce que fait l'un engage aussi le second. Ce qui revient à dire qu'il n'y a pas de société sans liens (solides) entre les individus qui la composent. Et, s'il est vrai que tout échange est nécessairement relation mutuelle de sujet à sujet, il est tout aussi vrai qu'il n'y a pas de société sans échanges.
Mais on aurait tort de réduire la notion d'échange à sa signification strictement économique. C'est pourquoi les ethnologues, « prenant le mot en un sens élargi, distinguent trois échanges fondamentaux : l'échange des biens, qui est troc ou commerce ; l'échange des signes, qui est langage ; l'échange des femmes, qui est alliance. Ce dernier échange, remarque A. Comte-Sponville, qui nous choque (parce qu'on y échange des sujets, non des objets) tend à disparaître : on n'échange plus les femmes ; hommes et femmes se prêtent, sans que nul pourtant puisse jamais les posséder ».
Reste cependant à comprendre le sens de ces échanges des femmes dans les sociétés archaïques.
On aurait tort, également, de voir dans le troc la forme élémentaire ou primitive de l'échange des biens. L'on doit à l'ethnologue Marcel Mauss d'avoir mis en évidence, dans les sociétés archaïques, un type bien particulier d'échange : le don. De quoi s'agit-il alors dans ce type d'échange ? De forcer la reconnaissance des autres et de gagner en prestige. La pratique du don s'inscrit donc dans une relation agonistique.
Cet exemple, bien qu'appartenant à un passé révolu, est significatif du rapport à la fois évident et problématique entre les échanges et le lien social : les échanges, en effet, tissent des liens sociaux entre les individus ou les groupes ; mais, de ce que tout échange implique lien, réciprocité, interdépendance et solidarité, il ne s'ensuit nullement l'exclusion de toute forme de dépendance, de domination, de conflit et de violence.
La question qui guidera notre réflexion sera donc de savoir si et comment les échanges peuvent être régulés de façon à ce que les rapports humains qui en dérivent ne soient pas abandonnés à l'égoïsme, aux passions et à la violence qu'elles génèrent, ce qui compromettrait le but poursuivi par l'existence sociale : à savoir vivre les uns avec les autres et pas seulement les uns contre les autres.
[...] L'injure verbale, si forte qu'elle soit, n'est pas un coup porté au visage. Ainsi, le recours au langage instaure, en deçà même des conditions dans lesquelles il se déploie socialement, une sorte de communauté minimale : il signale qu'est maintenue pour deux êtres la chance d'une coprésence pacifique, l'espoir d'instaurer une inter-subjectivité. L'usage du langage invite ainsi à une réflexion sur ce que parler veut dire C'est cette réflexion qui permet d'instaurer le dialogue à la fois comme forme spécifiquement humaine du langage (les animaux communiquent, mais ils ne dialoguent pas) et comme idéal de la communication. [...]
[...] C'est à peine, alors, si l'on peut voir dans la société marchande une véritable société dès lors que le socius (en latin le compagnon, l'allié) s'y réduise soit à un moyen à utiliser en vue de mes propres fins, soit à un concurrent qu'il s'agit d'éliminer. Une société humaine peut-elle alors se réduire à n'être qu'une société marchande ? Et, dans la négative, à quels types de régulation, autres que celles inhérentes au marché, doit-elle être soumise ? Ces questions nous invitent à envisager quel peut être le rôle de l'État vis-à-vis de la société civile dominée par les échanges économiques et, plus fondamentalement, ce que peut être une société juste. Qu'est-ce qu'une société juste ? [...]
[...] En lui-même le langage ne les créerait pas, il ne ferait que les véhiculer. Remarquons, en ce sens, que parler c'est d'abord s'adresser à l'autre en reconnaissant qu'il appartient lui aussi à l'humanité. Même si je lui parle comme à un chien (comme le maître à l'esclave, la vainqueur au vaincu), la parole implique qu'il n'est précisément pas un chien : lui ordonner de se taire, c'est supposer qu'il allait parler. Parler, de surcroît, c'est suspendre la violence. Sade et Georges Bataille ont fortement souligné combien la violence est condamnée au silence ou au cri inarticulé, c'est-à-dire au non-langage. [...]
[...] Langage et rapports de pouvoir Il n'en demeure pas moins que les échanges linguistiques portent aussi la marque des pratiques sociales où entrent en jeu des rapports de force, de dépendance et de domination. Les exemples ne manquent pas qui montrent que l'échange linguistique est asymétrique, inégalitaire en tant qu'expression et cristallisation de rapports de pouvoir. C'est tout d'abord le pouvoir proprement politique qui, par ses lois et par ses décrets, s'exprime et s'exerce par le langage. Plus généralement, toute forme de pouvoir se manifeste dans et par le langage qui en devient l'expression symbolique. [...]
[...] On pourrait en dire autant du philosophe, du politicien, de l'artiste , de tout langage énoncé par un locuteur appartenant à ce qui peut être assimilé à une institution. Quant à l'aisance à manier le langage et au niveau de langue utilisé (grossier, familier, soutenu), ils classent (ou déclassent) le locuteur au sein de la hiérarchie sociale. Expression de rapports de pouvoir, le langage en est aussi un formidable instrument. C'est ce que les sophistes, au temps de Platon et de la démocratie athénienne, avaient fort bien compris. Qui maîtrise, par la rhétorique, l'usage du langage, à toutes les chances de l'emporter dans le débat public. [...]
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