La philosophie de Merleau-Ponty pose la question de la place de la vérité dans la vie de l'homme et dans le développement de l'humanité. Sa recherche ne vise pas tant à définir ce qu'est la vérité qu'à voir comment elle se fait. Ce qui est important à ses yeux, ce n'est pas connaître la vérité mais la chercher. Ce ne sont pas tant les solutions auxquelles on était arrivé que la recherche même de la vérité qui a motivé l'histoire. Au cours de cette recherche, quelque chose se passe, de sorte que le monde n'est plus le même ensuite : quelque chose a été compris, une méthode ou un objet dont on ignorait l'existence ont été découverts.
La conception classique, « éternitaire », dont il a été question repose sur l'idéal de « la » vérité. Cette idole masque le travail effectif du sens à travers l'histoire. Il suffit de jeter un regard sur l'histoire des connaissances pour constater que le développement de la culture infirme cette conception. Le projet de Merleau-Ponty va plus loin. Le passage de la vérité comme idéal de connaissance à la vérité comme phénomène implique de penser désormais la vérité dans le temps. De même, si ce qu'on appelle vérité n'est pas uniquement un discours clair et rigoureux énoncé à propos d'un fait établi, mais plus généralement le mouvement par lequel le monde en vient à être exprimé, les limites de ce dont on peut chercher la vérité se trouvent repoussées. Merleau-Ponty parle de la vérité d'un livre, d'une peinture, d'un sentiment, d'un événement, d'une vie, tout autant que de la vérité d'une théorie scientifique, et récuse par là la distinction entre les réalités objectives, qui peuvent accéder à la vérité, et les choses subjectives, dont on ne peut pas parler avec rigueur. Merleau-Ponty est conduit aussi à récuser l'idée de méthode pour parvenir à la vérité. Il n'y a pas de « technique » de la vérité parce que la recherche de celle-ci est un acte de création, qui justement excède les procédés passés afin de présenter ce qui ne pouvait être prévu.
Toutes ces remarques n'ont encore qu'une portée épistémologique. Etudier la vérité en train de se faire, plutôt que la vérité toute faite, permet une meilleure compréhension de l'histoire des idées et donne une fondation aux sciences humaines. Mais ces remarques, si elles sont prises au sérieux, nécessitent un renouveau ontologique complet. On ne peut plus penser la recherche de la vérité comme la transcription subjective – même créatrice – d'un état objectif, on ne peut plus garder la distinction de l'objet et du sujet. L'étude de la vérité se faisant conduit Merleau-Ponty à s'interroger sur la façon dont le langage prend sens et parvient à exprimer des idées nouvelles. Il découvre la source de ces nouveautés dans la perception.
La perception a le rôle fondamental, et non l'entendement : c'est une dimension de l'être qu'on n'avait pas vue qui soutient une nouvelle idée se manifestant, et non pas un meilleur maillage de nos catégories intellectuelles qui permet une compréhension plus précise de nos perceptions. Dire ainsi que la manifestation de la vérité est une manifestation de l'être, et non pas la constitution d'un discours organisé sur ce qui est sans organisation, suppose l'abandon de l'idée de conscience constituante, ainsi que de celles qui en découlent, être objectif, langage outil, temps objectif. Ces conceptions abandonnées, on se rapproche d'un rapport originaire à l'être, rapport qui permettrait de voir le monde non comme somme d'objets déterminés mais comme significations se cristallisant. L'idée est que l'être a besoin de la parole, et donc que la vérité est une dimension de l'être, qu'elle est sa manifestation.
Mais n'y a-t-il pas là contradiction entre une démarche herméneutique, qui situe la vérité dans la culture et dans ses évolutions, et une démarche ontologique qui fait du monde le porteparole de sa propre vérité ? Comment Merleau-Ponty parvient-il à la fois à rendre compte du développement de ce qu'on prend pour vrai et à fonder la vérité dans « les choses mêmes », à en faire une sorte de « phénomène de l'être » ? C'est que fondamentalement la vérité est culturelle, qu'elle est l'événement de la culture, – et que la culture est une dimension de l'Être.
Merleau-Ponty n'accède pas immédiatement à cette thèse. Si la Phénoménologie de la perception met en évidence les erreurs de la pensées objectiviste quant à la vérité, l'ouvrage maintient le face à face classique entre la conscience et le monde qui lui est transcendant, et Merleau-Ponty s'est par la suite reproché de n'avoir pas suffisamment montré les implications ontologiques de ses théories, dont on a surtout remarqué la portée psychologique ou épistémologique.
C'est par le détour de l'étude du langage et de la nature que Merleau-Ponty parvient à circonscrire le champ de l'originaire, et à donner à la notion de vérité des implications hors du strict champ de la connaissance. C'est pour ces raisons que la démarche qui a été adoptée ici suit le développement chronologique de la pensée de Merleau-Ponty.
Il s'agit dans la Phénoménologie de la perception de reconnaître une valeur de vérité au monde perçu, alors que celle-ci n'était accordée qu'au monde objectif. L'ouvrage commence par la critique des pensées dites objectivistes, pour lesquelles le problème de la vérité ne se pose pas parce qu'elles en limitent la portée et les méthodes. L'étude du phénomène de la perception va permettre de reconnaître une dimension créatrice dans la recherche de la vérité. Merleau-Ponty soulève la question de la possibilité de la vérité et cherche ce qui fonde la certitude naturelle d'être au monde, de voir les choses et de faire l'expérience de la vérité. Il en voit l'origine dans l'acte même d'exister, et montre que le sens advient de manière active, et ne peut pas se réduire à une connaissance théorique. Si la Phénoménologie de la perception permet à la philosophie de dépasser certaines alternatives de la pensée classique, l'ouvrage laisse cependant dans l'obscurité la nature précise de l'acte par lequel le sens est exprimé. De plus, le maintien de la conscience comme foyer de toutes choses ne permet pas d'établir un champ de la culture qui dépasserait les consciences individuelles, ni d'ouvrir sur un rapport originaire à l'être. – On constate un tournant dans la pensée de Merleau-Ponty au cours des années 1950. Tournant philosophique bien sûr, mais même avant cela, changement de démarche. Cette décennie est consacrée aux recherches en vue du prochain grand ouvrage. La production de Merleau-Ponty se résume donc majoritairement à des articles, des conférences, des préparations de cours et des brouillons – notamment de ce qui sera publié sous le titre La prose du monde. Ce changement formel donne plus de liberté à la recherche, qui n'est pas astreinte à la cohérence et au systématisme requis par un grand traité. Merleau-Ponty aborde les problèmes un à un, selon leur logique propre, en partant généralement d'une approche positive, ainsi rentre-t-il dans la question du langage par Saussure. Il donne explicitement pour thème à ses recherches le « phénomène de la vérité », se plaçant d'emblée dans une approche dynamique et créatrice de la signification. Au cours de ces recherches Merleau-Ponty est conduit à identifier un champ de la culture, c'est-à-dire un domaine où la vérité n'est pas constituée mais « instituée », où elle mène en quelque sorte sa vie propre. La critique de la conscience constituante conduit ensuite à reconnaître, jusque dans l'histoire personnelle de l'individu, l'institution d'une vérité qu'il ne pose pas mais qui se fait avec lui. « Nous faisons [...] l'expérience d'une vérité qui transparaît ou nous englobe plutôt que notre esprit ne la détient et ne la circonscrit.1 » La vérité et le monde sont pensés « devant notre existence indivise », et l'éthique, la culture et la connaissance sont autant d'aspect du phénomène de la vérité. Après avoir étudié ce phénomène pour lui-même – c'est-à-dire après avoir étudié la manifestation du sens dans tous les domaines de la culture et dans l'histoire personnelle –Merleau-Ponty s'assigne la tâche de rendre compte de notre rapport originaire au monde. Ceci implique de revenir à l'étude de la perception, afin de voir pourquoi et comment, dès la première perception, le monde est signifiant. Mais l'objet de Merleau-Ponty cette fois-ci n'est plus « l'être perçu » mais ce qu'il nomme « chair », élément commun du voyant et du visible, du spectateur et du monde. C'est à partir de cet entrelacs qu'il cherche à comprendre l'origine de la vérité, c'est-à-dire la façon dont le monde a besoin d'être dit pour être, la façon dont les choses appellent un sens nouveau qui les change en elles-mêmes. Cet ancrage dans l'être permet de soulever l'ambiguïté qui existe entre les termes de sens et de vérité. Au final, les recherches de Merleau-Ponty auront fait de la notion de vérité un concept central de son ontologie. Mais n'est-ce pas ainsi que s'accomplit le voeu d'une « conversion du regard », formulé dès l'introduction de la Phénoménologie de la perception, regard désormais tourné vers le spectacle de la vérité en train de se faire ?
[...] Leur ambiguïté qui semblait un obstacle peut s'avérer au contraire être le détour nécessaire pour comprendre l'origine de la vérité. C'est à la réflexion que l'on voit des couleurs et que l'on dit des idées. Merleau-Ponty décrit au début du texte intitulé L'entrelacs le chiasme toute l'opération de vision d'une robe rouge. Le rouge n'apparaît pas d'abord comme un quale comme une couleur spécifique, mais comme une participation Chaque élément du spectacle s'insère dans plusieurs dimensions de variations, et participe à des dimensions sensibles et culturelles multiples. [...]
[...] En revanche si l'on considère que la vérité est ce qui est sédimenté dans la culture, se produit généralement ce que Bergson a appelé le mouvement rétrograde du vrai72 Le mouvement rétrograde du vrai est le fait, naturel à l'esprit humain, de croire que toute vérité vaut éternellement, et donc qu'une vérité découverte à un moment précis de l'histoire était déjà vraie avant d'avoir été découverte. Bergson critique cette attitude en montrant qu'une vérité ne peut s'exprimer tant que les conditions nécessaires à sa compréhension ne sont pas réunies, autrement dit, toute nouvelle vérité est un saut qualitatif par rapport à la compréhension ancienne du monde, et n'aurait pas été possible ou même pensable auparavant. Le vrai crée ses propres conditions de possibilité, il n'est pas possible avant d'être réel. [...]
[...] Quelle expérience de la vérité ? La Phénoménologie de la perception s'ouvre sur une remise en cause du monde tel que le langage et les philosophies classiques le livrent. En commençant l'étude de la perception, nous trouvons dans le langage la notion de sensation, qui paraît immédiate et claire.3 Cette formule initiale va conduire à une condamnation du langage dans son usage naïf. Avant d'être interrogée, la langue est porteuse d'une vision du monde qui est celle du sens commun, mais aussi à bien des aspects celle de la science et de beaucoup de philosophies. [...]
[...] Le prolongement indiqué de ce mouvement serait, comme Husserl l'a indiqué, de voir ce qui dans la conscience humaine constitue ce monde, puisque, étant monde vécu, il semble bien qu'il soit monde pour l'homme, fabriqué par l'homme. Merleau-Ponty refuse ce retour et appelle Être ce qui n'est pour Husserl qu'un horizon constitué. Et ceci parce qu'une réduction totale est impossible, la pensée ne pouvant jamais achever de donner ses propres conditions (physiques, biologiques, psychiques, historiques, linguistiques, etc.). Ce à quoi aboutit cette réduction inachevée, c'est à la reconnaissance de l'Être vertical, de ce sans quoi on ne peut penser, sur quoi s'appuie la pensée. [...]
[...] C'est en s'interrogeant sur les raisons d'une telle distance et en les découvrant dans le langage que Merleau-Ponty dépasse de cette contradiction. Cette distance n'est pas un trait regrettable de notre être, mais la ratio cognoscendi de toute connaissance de soi. C'est précisément par la critique du critère instantanéiste94 (juger de la valeur du sentiment par ce qu'on en éprouve à tel instant donné) que Merleau-Ponty commence l'étude de l'amour chez Proust. Cette étude consiste même en réalité en une traversée de toutes les illusions de l'amour. [...]
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