« La nature a fourni aux hommes les premiers miroirs. Le crystal des eaux servit leur amour propre, & c'est sur cette idée qu'ils ont cherché les moyens de multiplier leur image » . Dès les débuts de l'histoire, sans aucun doute, l'homme s'est intéressé à son image et a usé de toutes sortes d'expédients, pierres sombres et brillantes, ou cuvettes d'eau, pour s'y voir. « Quand, pour la première fois, dans un vivant, l'instinct s'est aperçu au miroir de lui-même, c'est le Monde tout entier qui a fait un pas » . Encore faudrait-il savoir de quel pas il s'agit.
Les vieilles civilisations méditerranéennes, éprises de beauté, telles que Mycènes, la Grèce , les Étrusques, Rome, et comme avant elles l'Égypte, fabriquèrent des miroirs de métal, en utilisant le plus souvent un alliage de cuivre et d'étain, l'airain, pareil au bronze, employé en tôle mince, pour qu'il soit moins oxydable. Toutes en possédaient. L'Ancien Testament ne parle-t-il pas de miroirs d'airain fort généralement utilisés par les femmes, et qui furent réquisitionnés par Betsaleel — ce dernier pouvant, grâce à Dieu, travailler ce dur alliage proche du bronze — afin de servir à construire la cuve d'airain contenant l'eau des ablutions ?
La légende veut que les Egyptiens aient aussi possédé des miroirs, dont deux restent fabuleux : l'un était suspendu à la tour du Phare, et l'autre, incliné sur le sommet du temple d'Héliopolis, devait réfléchir sur son autel les rayons du soleil. Cette fonction exceptionnelle accordée au miroir par les Egyptiens en fait un objet de luxe pour les femmes des classes dirigeantes égyptiennes, et cela dès l'époque pré-dynastique . Les miroirs retrouvés dans les hypogées égyptiennes sont souvent liés au culte d'Hathor , parfois d'Isis, de Bès ou du dieu solaire Horus, comme l'indiquent leurs manches en bois, en ivoire ou en bronze les représentant. Ils étaient destinés à « faire revivre » le visage du défunt : « Sa forme ronde, ses couleurs, son pouvoir de réfléchir la lumière évoquent les Deux Astres, soleil et lune qui, pour les Egyptiens, étaient aussi les deux yeux du grand dieu du ciel. Les miroirs déposés dans les tombes étaient destinés à éclairer les ténèbres de l'au-delà pour ceux qui ne jouissaient plus de la lumière du soleil » . Symboliquement il s'agit de faire survivre la lumière, contre les forces des ténèbres. Le miroir possède alors plusieurs pouvoirs qui assurent à son possesseur de ne pas s'égarer dans ce nouveau domaine et d'y acquérir quelque importance. Si le premier pouvoir est de s'assurer la possession, rare en ces lieux, de la lumière, le second est de pouvoir offrir, don tout aussi précieux, à la déesse des lieux, lorsque nécessaire, la vision de son apparence. Voici une prière pouvant accompagner l'offrande du miroir et résumant son usage : « Les deux miroirs que j'élève à Ton Ka ce sont les Deux Puissants réunis en leurs formes, regarde ton visage afin que ton coeur soit ravi et que tu sois dans l'allégresse à la splendeur de ton apparence » . D'Égypte, l'usage du miroir passa en Grèce, où il ne se généralisa pas cependant immédiatement.
Sur des poteries grecques du Vº siècle avant J.C., on voit des élégants de Corinthe s'admirant dans de petits disques de métal poli, fixés à un manche ou à un pied, le plus souvent décorés. Les plus anciens, à manches, de l'époque archaïque, sont du type « argivo-corinthien ». A la différence des Étrusques, les Grecs évitent toutes surcharges d'ornements inutiles. Ils semblaient chercher le contraste entre le travail de sculpture du manche ou du pied et la surface nue et brillante du disque réfléchissant. Si cela semble être l'indice, à cette époque, d'une modification de la manière dont l'image est entendue, il n'en reste pas moins que le miroir, techniquement, change peu. Tout au plus en change-t-on le support, comme le font les Romains grâce à la découverte de certaines pierres ou la redécouverte d'autres, oubliées.
La pierre obsidienne est de celles-là : cette pierre obsidiana porte le nom de son découvreur romain, Obsidius, alors que l'on a retrouvé ces mêmes miroirs d'obsidienne, en Anatolie, datant de plus de 6000 ans. Cette roche volcanique, noire comme le jais et transparente comme du verre, était très appréciée des romains en raison de ses vertus réfléchissantes, et cela en plus du métal, même si « elle ne rend en guise d'images que des ombres » . Ce verre noir, scié en lames, ou même garni d'une feuille de métal, pouvait alors être la matière de ces miroirs de la grandeur d'un homme dont parle Sénèque.
Il n'y avait pas que cette pierre cependant : Pline mentionne aussi l'usage de miroirs d'escarboucle noire, ainsi que ces fameux miroirs d'émeraude appartenant à Néron, ou ceux faits de rubis dont parle Théophraste. Mais à Rome, comme en Grèce, on se servit d'abord des miroirs ancestraux faits de l'alliage d'étain et de cuivre, puis, plus tard, au temps de Pompée, des miroirs d'argent réputés de Praxitèle . Néanmoins, ces miroirs de métal, qu'ils proviennent de Corinthe ou de Brindes la romaine, ternissent trop vite, et la pierre ponce qui pend à leur manche sert bien souvent à les polir. Aussi, avant l'usage régulier d'un verre protecteur, en plus de l'obsidienne, de Cappadoce fut extraite la pierre phengitès dont l'emploi fut largement répandu, puisqu'évitant pareil désagrément.
L'empereur Domitien, sujet à de grandes angoisses, avait fait garnir de carreaux de pierre phengite tous les murs de ses portiques afin d'y apercevoir, lorsqu'il s'y promenait, ce qui se tramait derrière lui, et ainsi se prémunir contre les dangers dont il se pensait menacé . C'est cette même pierre phengite (du grec , de « lumière », ou ) « aussi dure que le marbre, blanche et translucide même aux endroits où elle est striée de veines fauves » qui fut utilisée par Néron pour construire son temple de la Fortune, au coeur de son riche palais clos, sa Maison Dorée, et où, « même les portes fermées, il y régnait le jour la clarté du dehors, mais de façon différente, cependant, que celle que procure la pierre spéculaire : la lumière y semble enfermée et non pas transmise [tanquam inclusa luce non transmisa]» .
Comme le rapporte Ulpien, on décore ainsi les appartements en incrustant ces miroirs dans la muraille : « Nec (argenti appellatione continebitur) speculum vel parieti ad fixum vel etiam quod mulier mundi causa habuit » . Sénèque, enfin, ironise sur l'importance de ces décorations qui un peu partout viennent signifier un rang, mais qui ne sont que des parures : « On se regarde comme pauvre et crasseux, si les parois de la salle de bains ne diffusent l'éclat de larges disques de marbre incrustés, si des marbres de Numidie ne s'incrustent, pour les faire ressortir, dans les marbres d'Alexandrie, si le tout n'est entouré d'un encadrement recherché, multicolore comme si c'était de la peinture, si du verre ne cache la voûte... » . Le verre dont parle Sénèque renvoie sûrement à ce que dit Pline d'une « pierre spéculaire » (lapis specularis) : cet albâtre gypseux, qui avait le mat et le gris de l'alun de roche, découvert du temps de Néron, servait aux romains comme substitut du verre pour les fenêtres surtout celles de la salle à manger, l'hiver, afin de la préserver des pluies et des orages. Il est identifié tantôt avec toutes sortes de micas, tantôt avec le sélénite, ou le gypse lui-même. Car le sélénite fut en effet lui aussi utilisé dans la construction des fenêtres jusqu'au XVIIIº siècle, bien que les vitres de verre aient été inventées dès le Iº siècle environ après Jésus Christ . Comment expliquer alors la lenteur de la diffusion du verre dans pareil contexte ?
[...] Le mythe de Narcisse superpose toutes ses strates de compréhension qui se sont appliquées au fil des âges à l'expliquer. Nous pouvons ainsi comprendre que l'interprétation qui a cours de nos jours d'un Narcisse amoureux de lui-même ne puisse être celle admise initialement. Car c'est l'idée que Narcisse d'abord voit dans ce reflet une image, et qu'il en comprend la valeur subjective Que voit-il donc ? Il l'ignore mais qu'il l'outrepasse néanmoins pour s'y aimer lui-même, c'est-à-dire en identifiant directement ce qu'il est avec ce reflet qui en serait l'apparence (ce qui supposerait le passage de l'image à son introspection comme l'imagination), c'est bien cet automatisme-là de pensée qui est anachronique. [...]
[...] Le miroir trouve dans la mythologie son origine et sa raison par l'amour et le rôle qu'y joue la femme. Aussi est-ce justice de dire que c'est le miroir qui se mire dans la Femme C'est le miroir qui inventa la féminité. La présence du miroir éclaire les femmes romaines comme il éclairait celles qui les avaient précédées. Il n'a certainement pas fallu attendre nos époques contemporaines pour voir s'ériger son avis en tyrannie. La finesse de la taille, si elle est l'œuvre d'une présence excessive, permanente, et pressante des miroirs dans notre siècle, ne l'est qu'en tant que les miroirs représentent un regard qui s'y voit : Le poids de la présence faite d'odeurs, de lumières, de mouvements, de vivacité, de grâce enfin, est volatilisée dans la glace du miroir ; là une silhouette se fige brusquement en dessin, en dessin qu'il faudra modifier sans cesse ; et là commence le travail du corps [ . [...]
[...] Il faut néanmoins différencier ici image et sensation. Car si la sensation ne nous trompe pas, du moins sur son objet propre on ne peut en dire autant de l'image, comme nous allons le voir. Aristote, La Métaphysique, trad. Tricot, Vrin t.I, ( 1010b 2 [133]Aristote, De l'âme, trad. J. Tricot, Op.Cit., III 425b 12. [134]Aristote, De l'âme, trad. J. [...]
[...] Victor Bérard, Gallimard, La Pléiade XI p.707 [110]Homère, Odyssée, Op.Cit., XI p.708 [Nous soulignons] [111]Homère, Odyssée, Op.Cit., n.1 p.1012 [112]Homère, Odyssée, Op.Cit., XI p.701 [113]Platon, Cratyle, 432c, Trad. E.Chambry, Garnier-flammarion [114]Relevons ici que Coré est un autre nom de Proserpine, dont nous avons parlé il y a peu. [115]Platon, Le Premier alcibiade, Trad. E. Chambry Garnier- Flammarion, 132d [116]L'œil est un miroir comme l'œil des plumes du paon s'appelle aussi miroir Cet animal ne cherche-t-il pas d'ailleurs dans le déploiement en éventail de sa queue à fasciner comme cent yeux pourraient le faire, ou comme les siens vus dans ceux de l'aimée ? [...]
[...] Toute la question du bon usage du miroir sera de plus en plus celle de sa finalité : s'agit-il d'y voir une autocritique, ou bien consiste-t-il en la flatterie et l'immodestie ? Ce choix sera plus tard divisé entre deux types de miroir, la possession en révélant alors l'usage, comme le montre ce dialogue du XIIº siècle entre le grand miroir et le miroir de poche[212], où chaque miroir prend argument de qui le détient et s'y reflète pour tirer avantage et nécessité de son existence. Le bon usage du miroir est néanmoins longtemps resté une gageure. [...]
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