La souffrance naît souvent de la frustration : quelqu'un obtient à ma place quelque chose que je désirais, dont je faisais dépendre mon confort et ma satisfaction, et je vais jalouser cette personne, ou bien souvent, trouver la vie injuste. Si l'expérience du malheur est liée à l'inaccomplissement du désir, à l'inverse, cet accomplissement est ce qui semble tout d'abord définir le bonheur. Or, qui ne souhaite pas être heureux ? En ce sens, se donner pour règle de vie d'accomplir tous ses désirs relèverait du bon sens, se serait juste une manière d'énoncer le moyen pour parvenir à cette fin qu'est la vie heureuse.
Néanmoins, l'association du désir et de la règle de vie est paradoxale, dans la mesure où le désir pourrait presque se définir comme ce qui échappe à la règle ; qui elle relève de la raison (...)
[...] Il n'est rien d'autre que l'aspiration à combler ce manque, comme l'illustre le mythe d'Aristophane dans le banquet de Platon : le désir est présenté comme la moitié d'un être androgyne, séparé en deux par la jalousie des dieux, et errerait donc dans l'existence à la recherche de sa moitié perdue. Désirer c'est alors chercher à mettre fin à la douleur de la séparation, à goûter à nouveau, même de manière fugitive, à une plénitude perdue. Il faut que le désir s'accomplisse pour que la souffrance cesse. Or, nous cherchons naturellement à éviter la souffrance. [...]
[...] Le manque ne peut donc que renaître, si le réel est décevant. Dès lors le désir se recrée sans cesse, une fois déçu il se reporte sur un autre objet il ne peut y avoir de plénitude définitive, toujours quelque chose viendra à manquer, toujours la souffrance, la frustration vont réapparaître. Se donner pour règle d'accomplir tous ses désirs, ce serait comme se donner pour règle, si l'on est emporté par un fleuve, de suivre le courant : de toute façon, on ne pourrait, sans lutter, rien faire d'autre, cela ne dépend pas de nous. [...]
[...] Néanmoins, n'est-il pas des désirs réalisables, qui ne dépendent pas de nous ? Ne serait-ce pas des désirs seuls qu'il faudrait s'appliquer à accomplir, en renonçant aux autres ? En effet, puisque nous sommes des être raisonnables, la raison, anticipant les déceptions probables, reconnaissant ce qu'il y a de démesuré dans certaine de nos attentes, pourrait nous apprendre à faire un compromis entre nos désirs et le réel : nous sommes plus des enfants qui font un caprice pour obtenir maintenant ce dont ils n'ont pas besoin et qui pourrait leurs nuire, nous apprenons grâce à l'éducation, à accepter les retards, à composer avec le monde et les autres dans l'accomplissement de nos désirs, ce que la psychanalyse nomme principe de réalité, par opposition au principe de plaisir, qui régit les pulsions cherchant à se satisfaire de la manière la plus immédiate possible, ignorant les obstacles, la défaite ou la mort. [...]
[...] C'est ce que la raison semble nous commander : parce qu'elle permet de connaitre l'enchaînement des causes et des effets, d'anticiper les conséquences futures de ce qui se produit dans le présent elle nous donne donc la capacité d'agir selon des règles, c'est- à-dire de manière réfléchie et méthodique, en calculant les moyens de parvenir à nos fins. Elle nous donne ainsi des principes d'action qui permettent à celle-ci d'être efficace. Une bonne règle d'action serait, dans cette perspective, une règle d'action pertinente qui permette réellement à celui qui se donnerait la peine de l'appliquer d'atteindre le but recherché. Or, un individu qui mettrait toutes ses forces, toutes ses ressources matérielles ou morales, au service de ses désirs, serait-il pour autant un individu habile et bien formé ? Se donnerait-il véritablement les moyens d'être heureux ? [...]
[...] La confrontation entre le désir et les circonstances de la vie ne peut que mener tôt ou tard celui qui aurait le désir de vivre heureux, aimé, entourée des siens, à connaitre une défaite. Car la satisfaction de nos désirs dépend aussi des autres. Individuellement, rien ne garanti que se sois, par exemple toujours aimé en retour, ou, collectivement, il peut survenir des guerres, des krachs boursier qui mettent à mal ma sécurité, ma prospérité, mes projets. Or s'il n'est pas possible de maîtriser l'accomplissement des désirs, à quoi bon une règle qui commanderait de les accomplir tous ? [...]
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