Le remède dans le mal, de Jean Starobinski, est paru chez Gallimard en 1989. Il fait partie de la collection NRF Essais de l'éditeur, et s'inscrit, par là, au sein d'une volonté, affirmée par Eric Vigne, page 293, de restaurer l'essai, lequel est une « mise à distance des certitudes perçues sans discernement, (une) mise en perspective des objets faussement familiers, (et une) mise en relation des modes de pensée d'ailleurs et d'ici ». Le présent ouvrage est annoncé, par la collection dans laquelle il parait, comme un instrument de critique autant que d'érudition. Jean Starobinski confirme cette première approche dans l'avertissement qui tient lieu de préface à son ouvrage : il enjoint ses lecteurs à ne pas s'attendre à « une enquête systématique ni à une histoire complète » de la « critique des conduites masquées et des ‘conventions de société' », mais à l'étude d'une « série d'exemples - que l'on eut pu multiplier ». Il prévient, ainsi, que son but n'était pas de produire une œuvre close sur elle-même ; considérant, cependant, que les « études (…) rassemblées tracent un parcours, et comportent entre elles des liens assez évidents pour rendre inutile toute autre préface », il ne tient pas à pousser plus loin la justification de l'unité de son livre.
Cet essai de Starobinski est pourtant une œuvre plurielle dans le sens où il est composé de plusieurs essais parus à des dates et dans des contextes divers avant d'être réunis en un seul ouvrage. Ils ont tous en commun une période d'étude : « l'âge des Lumières », comme nous l'indique le sous-titre , cet âge étant entendu de manière plus ou moins large, certains articles se référent, ainsi, dans leurs études au XVIème siècle, d'autres prolongent leur propos jusqu'au XIXème. Il semble, au vu du sous-titre, que leur autre point commun soit l'étude de la « critique et de la légitimation de l'artifice » à cette époque, c'est-à-dire des moyens utilisés pour remettre en cause ou justifier un instrument de tromperie. Pourtant, en considérant les titres des différents chapitres (« Le mot civilisation », « Exil, satire, tyrannie », « Fable et mythologie au XVIIème et XVIIIème siècle » etc.), on ne perçoit pas forcément un seul type de sujets. La question qui se pose alors est de savoir d'où cet ouvrage composite tire son unité. Nous essaierons de répondre à cette question tout au long de l'étude de ce texte.
Notre réflexion se structurera autour de deux axes, appuyés sur une analyse du sous-titre du présent ouvrage : « Critique et légitimation de l'artifice à l'âge des Lumières ». Il nous a semblé que l'absence d'article devant les termes de « critique » et de « légitimation » nous en permettait une double lecture. En effet, on peut entendre, par cette proposition, l'annonce d'une étude de la critique et de la légitimation de l'artifice qui ont pu être formulées à l'époque des Lumières ; on se place, dès lors, très près des exemples mobilisés en envisageant une analyse pointue qui mette au jour, les points de critique et de légitimation. Mais il nous semble aussi qu'on peut prendre plus de distance avec ces études, et que l'ouvrage, sur lequel porte notre réflexion, nous propose, lui-même, une critique et une légitimation de l'artifice à l'âge des Lumières, c'est-à-dire que Jean Starobinski nous inviterait, à travers l'étude d'une suite d'exemples, à porter un jugement critique sur l'utilisation de l'artifice, des masques, de la ruse, à l'époque des Lumières. Nous verrons au fil de notre travail si cette hypothèse de lecture se vérifie.
[...] À travers leurs personnages de Usbeck et Rica, ou de Candide et de l'ingénu, les auteurs posaient sur leur monde un regard d'étranger qui entraînait une critique, mais qui ne se présentait que comme de l'étonnement. Ce procédé du masque pris par l'auteur lui permet de libérer sa parole, et de faire entendre, sans prendre le risque de la censure, les dénonciations qui sont les siennes. Cependant, cette technique, pour soulever les masques et les faux- semblants, consistait elle-même en un recours à l'artifice. Voltaire et Montesquieu se paraient aussi d'un voile. Ainsi, la critique de l'artifice pouvait d'une certaine manière le légitimer. [...]
[...] Dès le premier chapitre qui s'intéresse au mot de civilisation Starobinski arrive à la conclusion de la nécessité de l'autre, au fait que la civilisation est inséparable de son revers. La civilisation se définit de son opposition à la barbarie, mais Starobinski nous rappelle que la frontière de cette opposition est floue : on a pu parler de barbarie de la civilisation au sujet des génocides du XXe siècle. Chaque étude du recueil nous dévoile des frontières floues, entre flatterie et bonne éducation[13], entre sacré et profane[14], entre le dedans et le dehors[15] et nous montre en quoi et comment elles peuvent être franchies. [...]
[...] La critique et la légitimation de l'artifice passent donc par une maîtrise des codes qui règlent le jeu de la tromperie. On peut cependant se demander si ce jeu ne comporte pas certains risques. Le critique, qui dénonce le masque, ne risque-t-il pas de se laisser abuser par d'autres voiles ? La question se pose dès le premier chapitre au sujet de la critique de la colonisation par Condorcet. Le révolutionnaire s'opposait, dans L'esquisse, à la colonisation des missionnaires qu'il jugeait sanglante et injuste. Il se proposait une autre tâche : éduquer, émanciper, et civiliser les ‘sauvages'. [...]
[...] Jean Starobinski s'attache ainsi à l'étude de ce qui est duel. Cela peut concerner un mot que l'on puisse entendre de manière contradictoire comme celui de civilisation qui porte en lui la notion de progrès, mais aussi celle de déchéance due au progrès, tout comme une attitude, Starobinski étudie ainsi la flatterie dans le chapitre deux, elle est issue des règles de la civilité, lesquelles posaient que les hommes étant contraints de vivre ensemble, il leur était, cependant, possible à travers certains codes de refuser une éventuelle agressivité entre eux, or, ces codes, exacerbés, ont pu réintroduire une agressivité : celle du flatteur qui vit aux dépens de celui qui l'écoute Cette critique de la dualité/duplicité peut aussi porter sur des domaines beaucoup plus larges, ainsi Starobinski en vient à nous expliquer à la fin de son chapitre sur Voltaire[10] que la dénonciation de la dualité que faisait celui-ci tenait à la sa conception du monde comme binaire où le bien ne pouvait être exclu du mal, et vice versa. [...]
[...] Les risques de cette justification Les études de Jean Starobinski permettent un double regard sur le recours à l'artifice à l'âge des Lumières, il nous montre en effet, en quoi l'artifice trompeur pouvait être critiqué à travers un artifice révélateur qui s'emparait des codes de la tromperie pour la subvertir. Il suppose par là une certaine supériorité des auteurs critiques en ce que ceux-ci se plaçaient au-delà de la tromperie, comme ceux qui étaient capables de repérer les pratiques masquées. C'est l'attitude, au-delà des XVIIe et XVIIIe siècles, d'Ulysse dans l'Illiade et l'Odyssée qui savait départager ce qui devait rester caché et ce qui pouvait être dévoilé afin d'arriver à ses fins. Il savait, d'une certaine manière, doser l'artifice, nous dit Starobinski, en ce qu'il en maîtrisait les codes. [...]
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