« Il faut se laisser irriter par des mots ». L'incise de Koselleck, utilisée pour résumer la pensée stoïcienne, devrait se lire sous la forme d'une injonction. À la fois présupposé méthodologique de son propre travail et de l'herméneutique toute entière, cette injonction est aussi un indice pour lire le texte de Koselleck lui-même. Le mot « irriter » contient à la fois l'idée de stimulation, rendre les sens ou l'intellect plus vif, mais aussi d'agacement, voire d'énervement. Quelque chose nous irrite, nous blesse, et l'on s'irrite de quelque chose ou de quelqu'un. « Se laisser irriter par des mots » suggère la passivité volontaire d'un corps soumis aux attaques piquantes, blessantes, excitantes, agaçantes des mots. Pas tous les mots, mais des mots, certains mots, certains concepts peut-être comme il le dira plus loin. Cette sensibilité aux mots pour demeurer à vif, faibles devant leurs attaques, cette attention portée au langage dont on verra les racines philosophiques et les enjeux méthodologiques se trouve donc mise en avant dès les premières lignes de ce chapitre, comme un mot d'ordre adressé au lecteur et à l'auteur lui-même.
« La force des mots, ajoute-t-il, sans l'usage desquels ce que nous faisons, ce que nous souffrons, serait à peine du domaine de l'expérience, et certainement pas communicable ». Sans la force des mots – le vocabulaire de la force, plus loin de la lutte, du combat, n'est pas anodin – pas de communication, mais surtout à peine l'expérience, à peine le vécu. Ce qui est arrivé, l'événement passé (l'expérience), ne s'est à peine passé s'il n'a pas été verbalisé. Mais l'événement, Ereignis ou Geschehen (qui possède la même racine que Geschichte, l'histoire), ne peut se passer à peine ; il arrive ou pas. Koselleck pose là une réserve troublante en assumant à peine une tradition heideggérienne du langage comme expérience du monde loin d'une définition utilitaire (le langage sert à communiquer). De même la polysémie de l'expérience, à la fois connaissance des choses et expérience vécue (de l'expérience et des expériences) semble faire écho à la différence entre l'histoire et une histoire. Se laisser irriter par des mots trouve une application immédiate dans le texte de Koselleck, qui se veut pourtant méthodique et univoque. Car ont été esquissés, par la simple irritation d'une incise et de quelques mots, les problématiques générales de Koselleck. Les questions du mot, du concept, du langage, de l'histoire, de l'expérience et de son écriture, représentent des enjeux nodaux de l'histoire des concepts qu'il souhaite fonder.
(I.) Il sera donc nécessaire de comprendre les objectifs précis de Koselleck dans ce texte, de comprendre son argumentation, la méthode et les définitions qu'il propose, ses buts scientifiques, politiques, voire polémiques, qu'il développe. Je développerai donc avant tout les modalités de la Begriffsgeschichte présentées dans le texte, puis le problème du concept comme créateur de tensions et objet de lutte, et enfin les questions de temporalité légitimant l'histoire des concepts. (II.) Il faudra, dans un second temps, mettre en relief et discuter les thèses de Koselleck : tout d'abord comprendre ses positions dans le champ intellectuel de l'histoire et de l'histoire des idées, son rapport à la philosophie et à l'herméneutique. Puis insister sur problématique du temps, les problèmes d'une nouvelle temporalité devant être comparés, entre autre, aux concepts de Gadamer d'horizon et de distance temporelle. Enfin, comme le relief suppose aussi la perspective, la ligne de fuite, il conviendra de comprendre les avancées profondes de la réflexion entre Koselleck, Gadamer, Skinner et Jaume sur le rapport entre l'auteur et son interprète et la question du performatif en histoire, du faire l'histoire.
[...] C'est cela qui engendre une tension riche d'enseignements, particulièrement fructueuse pour l'histoire sociale. ibid., p.116 ibid., p.116 Guilhaumou, De l'histoire des concepts à l'histoire linguistique des usages conceptuels in Genèses 38, mars 2000, p Jaume, La pensée en action : pour une autre Histoire des idées politiques p.3 On pourrait ajouter également les nombreux textes de W. Benjamin sur la critique radicale du langage comme simple moyen de communication (La tâche du traducteur, Sur le langage en général et sur le langage humain, Critique de la violence), ou encore les développements de J. [...]
[...] Il s'agira tout d'abord de redéfinir l'espace théorique dans lequel évolue Koselleck, en le confrontant à la philosophie (autour de la problématique du langage), à l'herméneutique et à la question de l'historicisme. Puis, il sera nécessaire de repenser le temps, c'est-à-dire confronter son point de vue avec ceux de Gadamer et Jaume sur le temps historique, et d'analyser les enjeux du performatif en histoire (saisir ou faire l'histoire) en rapport avec Skinner. Koselleck s'inscrit dans la révolution du linguistic turn c'est- à-dire la redéfinition langagière de l'histoire intellectuelle. L'herméneutique qu'il fonde repose sur une attention méthodique au langage. [...]
[...] Tout en suivant les traces laissées par cette contamination, Koselleck affirme que l'histoire des concepts ne doit plus suivre justement, mais prendre les devants. L'histoire des concepts met l'histoire sociale en demeure de la suivre C'est là le tour de force de Koselleck : il ne suffit pas de travailler l'articulation entre synchronie et diachronie, il faut y introduire du jeu, et l'inscrire dans une nouvelle temporalité. Le concept induit la rencontre de ce qui est contemporain avec ce qui ne l'est pas, il mesure des durées mais ne les conscrit pas dans un temps chronologique. [...]
[...] Enfin, comme le relief suppose aussi la perspective, la ligne de fuite, il conviendra de comprendre les avancées profondes de la réflexion entre Koselleck, Gadamer, Skinner et Jaume sur le rapport entre l'auteur et son interprète et la question du performatif en histoire, du faire l'histoire. I. Le but avoué de Koselleck dans ce texte est d'autonomiser l'histoire des concepts de l'histoire sociale, d'en faire une discipline à part entière, avec ses concepts et ses méthodes. Ce n'est pas par hasard qu'il commence par l'analyse d'un exemple : fonder une discipline suppose des travaux empiriques, une pratique systématique d'une méthode qui fait et fournit ses preuves. [...]
[...] Programme intellectuel et exigence méthodologique, cette histoire des usages sociaux des concepts se déploie comme une discipline en soi (Koselleck écrit plus précisément qu'elle est une partie méthodologiquement autonome de la recherche en histoire sociale qui éclaire l'histoire par l'articulation de l'analyse diachronique et synchronique. C'est-à-dire que l'histoire des concepts n'est pas seulement un nouvel outil, elle possède une fonction herméneutique propre, pour découvrir les changements de signification d'un même mot dans la durée. L'analyse diachronique permet de voir les luttes et de différencier les concepts qui gardent le même sens, de ceux dont les significations changent, de ceux encore dont la création témoigne d'une nouveauté politique et sociale[8]. Das Begriff, le concept. [...]
Source aux normes APA
Pour votre bibliographieLecture en ligne
avec notre liseuse dédiée !Contenu vérifié
par notre comité de lecture