La première étape consiste après des années de refoulement à reconnaitre le malheur comme constitutif de la condition humaine, à réapprendre à vivre avec lui pour en déjouer les pièges mortels et en tirer le parti le moins dommageable. Sophisme à cet égard du bouddhisme et de certains courants stoïciens : offrir la solution des problèmes par leur dissolution. Décréter funestes nos attachements, vaines nos préoccupations, illusoire notre moi. Proposer la paix de l'âme, la sérénité par soustraction de soi aux tumultes de la société. Si l'on estime à l'inverse que ce n'est pas dans le renoncement mais dans l'attachement passionné aux autres et aux sortilèges du monde que réside la vie authentique, ces doctrines ont peu à nous apprendre. Entre la fade ataraxie et les orages de l'amour, il est permis de préférer ces derniers même si l'on multiplie alors les risques d'exposition aux coups du sort.
Le croissant de madame Verdurin (racontée par M.Proust dans Le Temps retrouvé) :
Lorsque Madame Verdurin en 1915 apprend la disparition du Lusitania, ce paquebot britannique coulé par un sous-marin allemand, elle est en train de déguster son premier croissant de la guerre. La brutalité de cette nouvelle n'atténue en rien le plaisir de retrouver ce goût si familier. Hypocrite, Madame Verdurin ? Non ! Simplement humaine.
L'horreur, l'abomination nous environnent mais nous vivons, prospérons et nous avons raison car cette insensibilité est indispensable à l'équilibre. Sous quelque angle qu'on le prenne, il n'est de bonheur que dans l'insouciance, l'inconscience et l'innocence, ces rares instants soustraits à l'inquiétude, aux alarmes.
Il en découle toutefois une conséquence : parce qu'il est l'expression d'un détachement salvateur, le bonheur ne saurait être la fin ultime des sociétés humaines ni le fondement de l'action. Il est des circonstances où la liberté peut se montrer plus importante que le bonheur, le sacrifice que la tranquillité. Rêver d'un épanouissement simultané des idéaux humains est une aimable chimère : l'écartèlement est notre destin (...)
[...] Deuil, douleur, maladies sont donc devenus le grand impensé de l'idéologie laïque moderne et ont acquis le statut peu enviable de résidus dans une société en marche vers l'avenir: événements hors jeu, interdits de parole et de paraître et donc chacun doit s'arranger à sa façon. Or ce n'est pas la souffrance qui s'est évanouie mais son expression publique qui est interdite. Parce qu'elle fut longtemps reléguée aux oubliettes et pudiquement omise par le discours politique, la souffrance refait surface, revient en fanfare, acquiert une sacralité douteuse: loin d'être obscène, elle est sur scène et dès qu'elle s'exhibe, elle vaut pour absolution. A celui qui peut se réclamer d'elle, en étaler publiquement tous les stigmates, les règles de l'éthique ordinaire ne s'appliquent plus. [...]
[...] La brutalité de cette nouvelle n'atténue en rien le plaisir de retrouver ce goût si familier. Hypocrite, Madame Verdurin? Non! Simplement humaine. L'horreur, l'abomination nous environnent mais nous vivons, prospérons et nous avons raison car cette insensibilité est indispensable à l'équilibre. Sous quelque angle qu'on le prenne, il n'est de bonheur que dans l'insouciance, l'inconscience et l'innocence, ces rares instants soustraits à l'inquiétude, aux alarmes. Il en découle toutefois une conséquence: parce qu'il est l'expression d'un détachement salvateur, le bonheur ne saurait être la fin ultime des sociétés humaines ni le fondement de l'action. [...]
[...] Sophisme à cet égard du bouddhisme et de certains courants stoïciens: offrir la solution des problèmes par leur dissolution. Décréter funestes nos attachements, vaines nos préoccupations, illusoire notre moi. Proposer la paix de l'âme, la sérénité par soustraction de soi aux tumultes de la société. Si l'on estime à l'inverse que ce n'est pas dans le renoncement mais dans l'attachement passionné aux autres et aux sortilèges du monde que réside la vie authentique, ces doctrines ont peu à nous apprendre. [...]
[...] Dans les deux cas il faut tout maximiser, tout soumettre à l'impératif de rentabilité. Les voluptés comme la production ne sauraient tolérer le moindre entracte. Par là, même les partisans de l'intensité manifestent à l'égard de cette existence imparfaite la même animosité que les chrétiens de jadis pour la condition humaine. Pour Bruckner il faut des journées nulles dans la vie, il faut préserver à toute force les densités inégales de l'existence, ne serait-ce que pour bénéficier de l'agrément du contraste. [...]
[...] Le poison de l'envie: Parce qu'elles sont égalitaires, nos sociétés démocratiques sont envieuses et favorisent la colère face au moindre privilège accordé à autrui. Pas plus qu'il ne faut accabler ses proches avec le récit de ses infortunes, il ne faut les écraser des pompes de sa réussite. Calcul subtil qui pousse à taire une bonne nouvelle, à se vêtir modestement, à faire grise mine. De même il faut simuler le dédain envers les gens plus favorisés que soi pour se préserver des morsures de la rancœur. La compétition des convoitises peut nous plonger dans un tourment perpétuel. [...]
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